
Et si les maux du monde venaient de l’incapacité des hommes à se projeter dans leurs prochains ? C’est en substance ce que nous dit Jack London via cette adaptation BD de Riff Reb’s, dont paraît aujourd’hui la conclusion d’un superbe diptyque.
Emprisonné dans son cachot et soumis à la torture, Darrell Standing poursuit sa marche immobile vers un destin funeste qu’il sait inéluctable. Devenu insensible à la douleur, il a su se faire cadavre pour mieux s’extirper de son enveloppe charnelle, s’évadant vers ses vies antérieures et des voyages cosmiques… Darrell Standing est-il un surhomme ? Ce « don maudit » ne fera que provoquer le découragement de ses tortionnaires qui ne semblent avoir aucune prise sur lui, et se vengeront en précipitant sa condamnation à la potence…
Même si la sidération et l’émerveillement ressentis à la lecture du premier tome se sont émoussés ici, la suite de ce diptyque reste tout de même d’une très bonne tenue. Pas si simple d’adapter ce récit aux multiples enchâssements du mythique Jack London, et Riff Reb’s, armé de son talent et de son pinceau expressif, gère plutôt bien cette complexité, permettant à la narration de rester fluide. A l’intérieur du récit cadre, caractérisé par son unité de lieu (le pénitencier où végète Darrell Standing), se déploient plusieurs tranches de vie évoquées plus ou moins longuement, à des époques et sur des continents différents, des vies toujours marquées par la violence ou la solitude liée au bannissement. C’est ainsi que nous suivrons un convoi de colons vers un Far West hostile, un marin au destin shakespearien, un jeune viking devenu officier dans l’Empire romain, une naufragée chassée de son pays d’origine, et enfin un indien rejeté par sa tribu…
Chaque mini-histoire comporte un lien unissant chacun des personnages centraux à Darrell Standing, outre le fait que lui-même est la réincarnation de ces derniers. Standing, qui est le propre narrateur de son récit, connaît parfaitement ce lien, qui n’est autre que cette fameuse « colère rouge » qui l’habite. Une colère maudite venue du fond des âges qu’il n’a jamais, de réincarnation en réincarnation, réussi à dompter. Quant à en donner l’explication, il avoue son impuissance : « Est-ce par amour que nous avons défriché des forêts, construit des maisons, traversé des océans ? Est-ce par amour que nous avons inventé la poésie et commis des crimes de sang ? (…) Peut-être avez-vous une réponse à toutes ces questions, moi pas ». Standing n’est certain que d’une chose : le cycle de ses réincarnations ne cessera que lorsque ses destinées ne seront plus annihilées dans le sang et la violence…

Quand bien même nous n’aurions pas la réponse, il est toutefois possible de tirer quelques enseignements de ce Vagabond des étoiles, servi par le magnifique dessin de Riff Reb’s et les beaux textes de Jack London. Si l’histoire de cet homme aux multiples vies peut surprendre de la part d’un auteur qui se disait athée, il conviendra d’en chercher la finalité ailleurs. Sans doute n’est-elle qu’un simple prétexte destinée à susciter l’empathie dans un monde qui en a manqué cruellement depuis que l’humanité existe, et par extension, un plaidoyer contre la violence des uns sur les autres, mais surtout — et là il faut resituer le contexte, London ayant publié ce roman en 1915 après avoir séjourné dans les prisons américaines, d’où il ressortit, révolté par les conditions d’incarcération — la torture en prison (la camisole entre autres) et bien sûr la peine de mort (toujours d’actualité au pays de l’Oncle Sam…). Admettre sa propre multiplicité pour mieux accepter l’autre, modelé dans le même « argile », issu de la même poussière d’étoile, telle est peut-être le message humaniste qui émerge de ce récit aussi âpre et tragique que vivifiant, et pas optimiste pour autant car laissant chacun à sa réflexion.
Le Vagabond des étoiles, seconde partie
D’après le roman de Jack London
Scénario & dessin : Riff Reb’s
Editeur : Soleil
Collection : Noctambule
104 pages – 17,95 €
Parution : 21 octobre 2020
Δ Adaptation du roman Le Vagabond des étoiles (titre original : The Star Rover) de Jack London (1915)
Extrait p.91 — Darrell Standing rédigeant son journal, quelques heures avant son châtiment :
« Le temps qui me sépare de la corde m’est désormais compté, de toutes mes incarnations passées, je ne vous en aurai fait goûter que quelques extraits… Car j’ai cueilli des baies sur l’épine dorsale éventée du monde, j’ai arraché, pour les manger, des racines aux sols gras des marécages et j’ai partagé la table des rois. J’ai fêté la chasse, j’ai fêté les moissons, j’ai gravé l’image du mammouth sur ses propres défenses, j’ai sculpté des éphèbes et peint toutes les femmes. Et toujours je suis mort, de froid, de chaud, de faim, de tout, laissant les os de mes carcasses éphémères dans le fond des mers, dans les moraines des glaciers et dans les cimetières de tous les cultes.
Mais mes vies sont les vôtres aussi, chaque être humain évoluant actuellement sur la planète porte en lui l’incorruptible histoire de la vie depuis son origine. Cette histoire est inscrite dans nos tissus et dans nos os, dans nos fonctions et nos organes, au plus profond de nos cellules. Et nous la transmettons par la reproduction, ainsi subsistera-t-elle jusqu’à la fin des temps impartis à notre espère sur la Terre.
Nous avons tous été blancs, noirs ou de toutes les couleurs que vous voudrez. Nous avons tous été hommes ou femmes, et nous sommes tous nés quelque part ou ailleurs. Qu’importe, nous n’avons rien choisi de tout cela, il n’y a donc aucune raison d’en être fiers ou d’en avoir honte.
Malgré toutes ces vies croisées, toutes ces connaissances accumulées, des questions resteront sans réponses.
Pourquoi les chiens, les oiseaux et les vaches ne construisent-ils pas de temples, de mosquées ou de cathédrales ? Nous qui partageons avec eux toutes les contraintes de l’animalité, intelligence et sensibilité comprises, pourquoi seule l’humanité est-elle affligée de l’indicible douleur de la superstition ?
Aussi, jamais je ne saurai pourquoi, quand j’ai été homme, j’ai cherché la femme, quand j’ai été femme, j’ai cherché l’homme et parfois aussi espéré le compagnon du même sexe… et tout ceci comme un fou !
Est-ce par amour que nous avons défriché des forêts, construit des maisons, traversé des océans ? Est-ce par amour que nous avons inventé la poésie et commis des crimes de sang ? Qu’imaginez-vous qu’il y ait eu entre moi et le professeur Haskell pour que je l’assassine dans un laboratoire de l’université de Berkeley ? L’amour, oui, il y avait l’amour pour une femme. Peut-être avez-vous une réponse à toutes ces questions, moi pas. »
