
Richard Guérineau adapte une nouvelle fois un roman de Jean Teulé, inspiré d’un fait divers du Moyen-âge aussi spectaculaire que mystérieux, et ce pour notre plus grand plaisir.
Que s’est-il passé durant cet été de l’an de grâce 1518 à Strasbourg, où une partie de la population s’est mise à danser sans discontinuer pendant deux mois, laissant les autorités de la ville totalement impuissantes ? En s’inspirant du roman de Jean Teulé, Richard Guérineau raconte en dessin cette incroyable épidémie qui s’est terminée de la façon la plus tragique.
Pour la seconde fois, après l’excellent Charly 9, Richard Guérineau met en images un récit de Jean Teulé, qui décidément semble inspirer les auteurs de BD. Logique me direz-vous, quand on sait que celui-ci a fait ses premières armes en dessinant notamment pour l’Écho des savanes. Avec Entrez dans la danse, Guérineau parvient une nouvelle fois à nous rendre proche un chapitre de l’histoire de France, ici très méconnu, à l’aide de son trait semi-réaliste très vivant, qui du coup convient parfaitement à la thématique traitée : la danse. La particularité du fait divers narré ici réside dans son extrême rareté et dans le fait que personne n’a jamais pu fournir d’explication satisfaisante. Folie collective ? Virus ? Mauvaise conjonction des astres ? Conséquence de la famine qui sévissait à l’époque ? Les suppositions allaient bon train chez les médecins et les ecclésiastiques… Quoi qu’il en soit, la « danse de Saint-Guy » qui s’était emparée soudainement des Strasbourgeois a démontré comment une pratique aussi anodine qu’un simple déhanchement, certes collectif et prolongé, réussit à mettre aux abois les autorités, révélant tout ce qu’elle pouvait avoir de subversif. A l’époque, la ville alsacienne était évidemment sous le carcan de l’Église catholique. Celle-ci jugea avec sévérité le comportement des habitants, qui pourtant ne semblaient aucunement conscients de leurs actes. Comme saisis par une transe mystérieuse, ils se contentaient de danser comme si le monde autour d’eux n’existait plus.
L’originalité de l’ouvrage tient plus dans la retranscription graphique que dans la narration en elle-même (celle-ci n’étant in fine qu’un compte-rendu chronologique de ce drôle de fait divers, si terrible soit-il), et pour cela, Richard Guérineau nous a déjà montré toute la créativité dont il était capable. La description de ces danseurs et danseuses qui semblent n’être que les pantins inoffensifs totalement sous le contrôle d’une puissance occulte, ramenés au rang de zombies désarticulés, donnent lieu à de longues scènes silencieuses à la fois comiques et saisissantes, que Rabelais, contemporain de l’époque où se déroule l’action, n’aurait pas reniées. Comme il sait très bien le faire, Guérineau joue beaucoup d’un point de vue visuel sur le décalage temporel avec quelques allusions furtives à notre époque, qui par exemple voient la place de la cathédrale strasbourgeoise se transformer en rave party échevelée et torride. A travers cette histoire vraie, l’auteur dénonce à sa manière l’initiative meurtrière et sanglante des autorités catholiques pour mettre fin à ces paillardises « impures »… Hasard du calendrier ou non, Strasbourg se convertit quelques années après la tragédie au protestantisme…
C’est donc avec un certain plaisir que l’on se laisse entraîner dans cette danse macabre phénoménale, dont les causes mystérieuses auront été emportées dans l’au-delà avec ses victimes, en raison de la bêtise religieuse la plus barbare. Avec ce nouvel opus, l’auteur du Chant des Stryges semble avoir pris goût au récit historique, un genre qui lui réussit plutôt bien.
Entrez dans la danse
D’après le roman de Jean Teulé
Scénario & dessin : Richard Guérineau
Editeur : Delcourt
Collection : Mirages
96 pages – 16,50 €
Parution : 28 août 2019
Δ Adaptation du roman « Entrez dans la danse » de Jean Teulé (2018, Editions Julliard)
Extrait p.20-21 – le maire a réuni médecins et écclésiastiques à l’Hôtel de ville pour tenter de trouver une solution à l’épidémie de danse qui touche Strasbourg :
L’Ammeister — A présent qu’a été clairement exprimée l’opinion de l’Eglise, j’aimerais avoir celle des médecins… Qu’en disent les disciples d’Hippocrate ?
Médecin n°1 — Force est de constater qu’Hippocrate ne nous est là d’aucune utilité… Ses écrits n’offrent pas le moindre indice sur une maladie semblable.
Médecin n°2 — Nous pouvons cependant affirmer que ce n’est pas une crise d’épilepsie collective… L’attaque du haut mal se signale par des râles d’étranglement saccadés et une forte émission de bave écumeuse, symptômes absents dans le cas qui nous préoccupe… L’hypothèse de l’hystérie peut être écartée également, puisqu’il s’agit par définition d’une divagation de la matrice utérine… Or, les hommes sont touchés aussi.
Médecin n°1 — Nous avons ensuite envisagé une intoxication à l’ingestion de pain lacé d’ergot, cette moisissure du seigle qui provoque hallucinations, spasmes et tremblements…
Médecin n°3 — Mais outre le fait que les céréales ne courent pas les rues ces temps-ci, la maladie du seigle empêche mécaniquement la possibilité de se lancer dans des rondes folles pendant des jours.
Médecin n°2 — On ne se trouve donc pas confrontés à un feu de Saint-Antoine…
L’Evêque de Honstein — Si Antoine ne peut les désenvoûter, qu’ils aillent à la grotte de Guy, en haut de la montagne de Saverne, prier le saint approprié !
Médecin n°2 — Sauf votre respect, Monseigneur, il ne s’agit pas non plus d’une « danse de Saint Guy ». D’abord parce que, contrairement à la croyance commune, ce mal nerveux d’origine infectieuse n’est pas une danse… Ensuite, il ne saurait contaminer les gens simplement par la vue.
L’Ammeister — Mais alors quelle pourrait être la raison de cette épidémie ?
Médecin n°2 — Peut-être est-ce ce qui arrive quand une population doit affronter une extrême détresse telle qu’en connaissent en ce moment les gens de Strasbourg… Ce n’est qu’une hypothèse, Ammeister, nous cherchons à comprendre…
L’Evêque de Honstein — Chercher à comprendre constitue une atteinte blasphématoire à la sphère divine !
