
Retour sur la magnifique première bande dessinée de Jean Dytar. Un ouvrage original tout en dorures pour mieux raconter les origines de l’obscurantisme, qui comme on le sait, abhorre la lumière, surtout quand elle est braquée sur lui…
Iran, XIe siècle. La dynastie turque des Seljoukides règne depuis trois générations. Sous la houlette de Hassan Ibn Sabbah, fondateur de la secte des Assassins, la rébellion s’organise contre les autorités qui, en ayant fait de l’Islam sunnite la religion officielle, persécutent les Chiites, majoritaires dans le pays. A la cour du sultan, Omar Khayyâm, poète libre penseur, également astronome et mathématicien, sceptique envers les croyances religieuses, sera vite amené à se confronter à l’ennemi de l’Empire.
Pour un premier album, ce fut véritablement un coup de maître. Le Sourire des marionnettes, publié il y a dix ans, révélait le talent d’un auteur au style bien à lui. Par la suite, Jean Dytar confirmera que s’il devait être classé dans une catégorie, cela ne pourrait être que celle des explorateurs capables de se renouveler. On verra aussi que les ouvrages de cet ancien prof d’arts plastiques ont tous un lien avec la peinture des siècles passés. Le dernier en date, Les Tableaux de l’ombre, didactique et orienté « jeunesse », est d’ailleurs inspiré d’un souvenir d’enfance avec pour lieu d’action le musée du Louvre.
Dans le cas présent, on ne peut être que subjugué devant la qualité éditoriale de l’objet. Delcourt a su parfaitement mettre en valeur le travail de Dytar, inspiré des peintures de l’art islamique de l’époque, où la perspective n’existait pas encore. L’impression à l’or, en ne se limitant pas à la couverture, vient rehausser de fort belle manière la merveilleuse combinaison de couleurs vives et chatoyantes. On est littéralement transporté vers le pays mythique des Mille et une nuits. Bien plus qu’une bande dessinée, c’est un objet d’art d’une grande finesse auquel nous avons affaire.
Le récit, se référant à un chapitre de l’Histoire du monde islamique au XIe siècle, nous amène à une réflexion philosophique sur la croyance religieuse et le fanatisme, toujours aussi prégnante mille ans après… On y apprend que le dissident Hassan Ibn Sabbah serait le concepteur du fameux paradis aux 70 vierges auquel accédaient à leur mort, en guise de récompense, les assassins des ennemis du gourou chiite, un paradis à l’origine des attentats djihadistes qui de nos jours ont pour but de répandre l’enfer terrestre pour les « impies »…
Si le point fort n’est certes pas le scénario, assez peu élaboré, les joutes verbales entre Hassan Ibn Sabbah et Omar Khayyâm sont passionnantes, permettant un comparatif pertinent des arguments entre deux points de vue diamétralement opposés. La tolérance contre l’obscurantisme. Mais comme toujours, les doutes du philosophe n’auront pas le dernier mot face aux certitudes du fanatique… Tout en plaidant pour la tolérance et le respect des croyances en nos temps troublés, Jean Dytar nous offre une œuvre admirable, dans tous les sens du terme, qui mérite une place de choix dans nos bibliothèques.
Le Sourire des marionnettes
Scénario & dessin : Jean Dytar
Éditeur : Delcourt
Collection : Mirages
128 pages – 24,95 €
Parution : 20 mai 2009
Extrait p.91-92 – Discussion entre Hassan Ibn Sabbah, chef de la secte des Assassins et Omar Khayyâm, poète et philosophe. Ce dernier est l’« hôte » d’Hassan, qui vient de lui montrer comment il conditionnait ses adeptes :
Hassan — Je crois que j’ai compris ce qui nous distingue… Tu n’es fasciné par rien… Pourtant la fascination est dans la nature des hommes. Tu as des disciples fascinés par ta science. J’ai des adeptes fascinés par mes pouvoirs… et cette fascination exerce sur moi une semblable fascination !… Nous fascinons même nos ennemis ! Mais toi, Omar, rien ne te fascine. Tu sembles revenu de tout !
Omar — Détrompe-toi, Hassan. Je suis fasciné par le mouvement des astres, ou par un cœur qui bat, ce qui revient au même. Or la finalité de ton système est mortifère… Comment voudrais-tu qu’il me séduise ? J’essaie de fuir l’hypocrisie et le mensonge, toi, tu les manipules. J’invite les hommes à dépasser les idées toutes faites, quant tu t’évertues à dissoudre en eux la moindre parcelle de pensée autonome… La volupté devient, entre tes mains, un instrument de guerre ! En somme tout ce qui compte à mes yeux, tu le pervertis ! Qu’attendais-tu de moi ? Que j’approuve ta funeste expérience ?
