Le loup-garou, c’est nous…

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier © 2018 Emil Ferris (Monsieur Toussaint Louverture)

Alors, il ressemble à quoi, le pavé qui a tout défoncé à Angoulême ? Singulier, hypnotisant, saisissant, trois adjectifs qui ne saurait résumer cette œuvre colossale, dont on a ici que la première partie…

Emil Ferris, acclamée à Angoulême, signe ici une autobiographie coup de poing, extrêmement personnelle et totalement atypique, devant lesquels les mots semblent impuissants à en disséquer le contenu. Dans ce journal intime, l’autrice fait s’exprimer une fillette de dix ans, Karen Reyes — en quelque sorte son double fictionnel —, fascinée par les monstres et les loups-garous. Elle y décrit son quotidien dans le Chicago populaire des années 60, entre une mère étouffante, un peu perchée dans une mystique de pacotille, et un grand frère dur et doux à la fois, bad boy tatoué, artiste dans l’âme et bourreau des cœurs.

Quelle tâche difficile que d’évaluer ce pavé hors norme, qui ose à ce point défoncer tous les codes du neuvième art ! Impossible de rester indifférent à une œuvre aussi démentielle, tant sur la forme que sur le fond. Il va sans dire que plus d’un lecteur sera désarçonné devant ce monument éditorial ardu (dont nous n’avons ici que le livre premier…). Il faudra une certaine persévérance — et du cran peut-être — pour aller jusqu’au bout de ce voyage labyrinthique dans les tréfonds d’une âme humaine aussi torturée que celle d’Emil Ferris. Comme son autrice, cet ouvrage n’est pas dans la norme, il possède quelque chose de monstrueux et de bancal, avec ce dessin au stylo bille plaqué sur les pages d’un vulgaire cahier à spirales, mais une monstruosité envoûtante oscillant entre la laideur simpliste du crobard et la pure beauté, que l’on admire telle une dentelle découpée au scalpel.

Des cases sporadiques nous rappellent qu’il s’agit bien d’une bande dessinée, mais Emil Ferris s’autorise ici toutes les libertés de mise en page. On n’est pas toujours certain du sens de lecture, mais malgré ce foutoir apparent, on réalise que la narration est bien présente et respecte une certaine cohérence. L’aspect insolite de l’objet finit par exercer une certaine fascination, pour peu que l’on se donne la peine de poursuivre au-delà des trente premières pages. Et comme son titre le suggère, de monstres il est beaucoup question. A commencer par la principale protagoniste, la jeune Karen, un peu complexée par son physique « pas facile » et qui s’identifie aux monstres des comics de son grand frère Deeze. Après la mort étrange de la belle voisine, Anka, rescapée de la Shoah, dont on peut penser qu’il s’agit d’un meurtre maquillé en suicide, la fillette va revêtir une panoplie de détective trop grande pour elle afin de mener l’enquête à sa manière.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier © 2018 Emil Ferris (Monsieur Toussaint Louverture)

Impossible de parler de cette œuvre fleuve en une seule chronique, mais l’ouvrage fait la part belle aux outcasts, ces êtres à l’écart des codes policés imposés à nos cerveaux par la société de consommation, ces monstres avec leur part d’ombre mais leur lumière aussi. Il y est aussi question de résistance, que ce soit à travers le personnage d’Anka (lorsqu’elle évoque sa vie dans l’Allemagne nazie), de Frankin (sorte de sosie black de la créature de Frankenstein) face au racisme ou encore de Karen, harcelée par ses camarades de classe en raison de sa différence. Et cette résistance, c’est très souvent celle qui doit s’exercer contre la meute imbécile. Ce livre est donc aussi un pavé au sens physique, un pavé que l’on rêve d’envoyer à la figure des salopards qui jouissent à exercer leur pouvoir de domination sur les plus faibles, les femmes et les minorités en général.

Emaillé de couvertures de comics horrifiques représentant des scènes d’agressions contre des femmes par des monstres de toutes sortes — saisissantes métaphores de la domination masculine, ces publications étant destinées le plus souvent aux jeunes mâles américains — le livre révèle le talent graphique de cette autrice inclassable qui la situe entre le style expressionniste et la mouvance alternative – avec ces hachures qui peuvent rappeler un Crumb ou un Joe Sacco. C’est fou tout ce qu’on peut faire avec un Bic quatre couleurs !

On attendra donc le livre second pour se faire une idée définitive de cette œuvre émotionnelle, sombre et déstructurée, née en grande partie de la maladie d’Emil Ferris, piquée par un moustique qui l’a laissé handicapée durant plus de dix ans. Cette première BD aura permis à cette femme courageuse, qui fut d’abord illustratrice, de retrouver sa motricité. Publiée dans l’année de son 55e anniversaire, elle fut rapidement repérée dans le milieu du neuvième art, encensée par des pointures comme Art Spiegelman (forcément) ou Chris Ware, et si bien accueillie en France qu’elle décrocha le Fauve d’or lors de la dernière édition du FIBD d’Angoulême. Une œuvre si riche, si dense, qu’elle mériterait aisément une deuxième lecture, si ce n’est plusieurs.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier
Scénario & dessin : Emil Ferris
Éditeur : Monsieur Toussaint Louverture
416 pages – 34,90 €
Parution : 23 août 2018

Angoulême 2019 : Fauve d’Or (Prix du meilleur album)
Grand Prix de la Critique ACBD 2019
Eisner Award 2018 : Best Graphic Album — New

Extrait p.17 du journal de Karen :

« Même si j’étais réveillé, je savais qu’ils étaient là, dehors, les G.E.N.S., et qu’un de ces quatre, j’allais y passer. Oh, j’avais pas peur qu’ils me tuent ça non, pfff… J’avais peur qu’ils finissent par me faire devenir comme eux… Grossiers, Ennuyeux, Nuls, Stupides = G.E.N.S. C’est pas vraiment leur métier, genre cuisinier, infirmière ou fermier qui fait d’eux des G.E.N.S. Pas du tout ! C’est qu’ils ne croient que ce qu’ils peuvent voir, sentir, goûter, toucher, entendre ou acheter. Ils disent : « C’est pas possible que ça existe, les monstres, donc ça n’existe pas. »

Le dictionnaire lui, il dit que le mot monstre, ça vient du latin monstrum, et ça veut dire montrer, comme dans démonstration. La vérité, c’est qu’il y a plein de trucs qu’on voit pas, et qui sont pourtant bien là, sous notre nez, comme l’électricité, les microbes, alors peut-être bien… qu’il y a des monstres, là, sous notre nez aussi…

Maman, elle est moitié irlandaise des Appalaches, moitié indienne de… de je ne sais pas trop où. Elle parle d’elle-même comme d’une « bohémienne un peu bouseuse ». Dans le gris de ses yeux, on voit à la fois le brouillard de Dublin et la fumée des calumets… et dans son œil gauche, une tache d’un vert profond, que j’appelle l’Île verte. Et moi, j’avance dans cette étendue grise jusqu’à atteindre l’Île verte au fond de son iris. Elle est couverte de buissons et d’arbres, elle sent bon la terre. C’est comme si maman m’y avait construit un refuge, seulement pour moi (et mes trucs secrets), alors je m’allonge sur un lit de mousse toute douce et je m’endors sous le grand, grand sapin. »

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre premier © 2018 Emil Ferris (Monsieur Toussaint Louverture)

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