
Dans la foulée de La Malédiction de Babel, Gess nous propose Un destin de trouveur, un récit érudit au cœur de la pègre dans le Paris XIXe siècle, avec des super-héros à la française… Un polar fantastique, atypique et fascinant.
L’inspecteur Emile Farges possède un don unique, celui de trouveur. Un don extraordinaire qui lui permet de retrouver des personnes disparues en lançant un simple caillou sur une carte. Ce talent, très utile pour la police, lui attirera pas mal d’ennuis de la part de la Pieuvre, le chef de la mafia parisienne, qui a enlevé sa famille pour le contraindre à retrouver sa fille kidnappée par ses adversaires. Dans un Paris digne de Gaston Leroux, Gess fait vivre une myriade de personnages hauts en couleur avec ce récit dense et quasi-hypnotique, aux frontières du fantastique.
Après La Malédiction de Gustave Babel, Gess récidive avec ce nouveau récit des Contes de la pieuvre, qui se lit de façon totalement indépendante du premier opus. La lecture de cet album peut laisser une impression pour le moins étrange, difficile à décrire, entre admiration pour le travail impressionnant fourni par cet auteur à double casquette, dessinateur de son propre scénario, et indigestion, et ce exactement pour les mêmes raisons. Cette plongée dans les bas fonds d’un Paris de la fin du XIXe siècle impressionne en effet par l’érudition de Gess, qui émaille le livre de citations de Jean-Jacques Rousseau et glisse des références plus ou moins explicites à la pensée libertaire, à travers les Sœurs de l’ubiquité, un groupe de femmes dont le héros Emile Farges a épousé l’une d’entre elles. Celles-ci utilisent leurs pouvoirs surnaturels pour lutter contre un patriarcat que peu cherchaient à remettre en cause à cette époque. Des féministes très virulentes avant l’heure !
Que pourrait-on donc reprocher à cette œuvre imposante — plus de 200 pages tout de même ? Le scénario est assez touffu, mais sans temps morts, et Gess réussit à ne pas nous faire lâcher le livre. De même, les personnages sont très nombreux, trop peut-être, si bien que parfois on a un peu de mal les identifier, même si l’on finit tout de même par faire les recoupements. Les textes quant à eux sont assez denses et les phylactères abondent, provoquant quelques saccades dans un rythme de lecture déjà frénétique à la base. En résumé, la lecture s’avère quelque peu ardue, et à ce titre, on aurait apprécié un plus grand contrôle de la narration. Côté dessin, rien à dire, le trait nerveux et réaliste de Gess est toujours plaisant dans son souci du détail et extrêmement vivant de par ses perspectives et cadrages variés.
Incontestablement, Gess est un auteur digne d’intérêt et à suivre dans ses velléités scénaristiques. Un destin de trouveur possède plusieurs atouts, le moindre n’étant pas sa capacité à fasciner le lecteur. L’entrée en jeu du genre fantastique n’y est certainement pas étrangère. On ne dessine pas pour Serge Lehman pendant si longtemps sans en garder des traces… Il ne reste plus qu’à Gess d’alléger un peu sa structure narrative pour le prochain volume de son projet, si tant est qu’il ait vocation à être tentaculaire… Si celui-ci a des petits cailloux dans ses poches et qu’Emile Farges — Far-Gess ? — se révèle être son double, il devrait finir par trouver la formule parfaite…
Un destin de trouveur
Scénario & dessin : Gess
Editeur : Delcourt
224 pages – 25,50 €
Parution : 10 avril 2019
Extrait p.116-117 – Rencontre entre Emile Farges, adolescent, et les Sœurs de l’Ubiquité :
Les Sœurs — Nous nous appelons les Sœurs de l’Ubiquité… Nous recherchons les disparues. Quand on a de la chance, on les retrouve, sous la coupe d’un mac, sur le trottoir ou dans les claques, à Tanger, Marseille, Paris. Sinon…
Emile Farges — Les Sœurs de l’Ubiquité ?
Les Sœurs — Oui, car où qu’on soit, nous les femmes, on vit les mêmes maux… Les Sœurs aident les plus faibles, celles qui subissent des horreurs… Battues ! Violées ! Vendues ! Parfois tuées… On essaie de rétablir l’équilibre. La crainte doit changer de côté ! Donc on chasse… Les pères et les frères abusifs ! Les maris violents… les proxénètes… Les saloperies comme celui qui a tué Clara ! Et puisque la loi des bourgeois ne peut ou ne veut pas juger… on s’en charge nous-mêmes ! On tue, oui, les irrécupérables ! Aux autres, on leur fait « bien » comprendre que leurs victimes ne sont plus seules… et on tâche d’apprendre aux femmes à se faire respecter…
