
Il y a huit ans, sortait Le Singe de Hartlepool, l’album qui révélait Jérémie Moreau, sous les bons offices de Wilfrid Lupano. Un récit saisissant basé sur une histoire vraie, où un singe fut fait « homme » pour subir la bêtise primale et meurtrière de l’homo-sapiens.
Angleterre, 1814. Le jour où un navire français fait naufrage à proximité du port de Hartlepool et que le seul survivant est un singe vêtu de l’uniforme tricolore, cela suffit à mettre toute la communauté en ébullition. D’autant que les habitants, qui détestent les Français sans en avoir jamais vu un, vont considérer le primate comme citoyen de l’empire napoléonien Très vite, une cour martiale va s’improviser, compromettant gravement les chances de survie de l’animal… Un récit tragi-comique inspiré d’une histoire — hélas — vraie.
Publié il y a maintenant huit ans, Le Singe de Hartlepool est l’album qui a révélé Jérémie Moreau, un peu sans doute grâce à la participation de Wilfrid Lupano au scénario. Et on le comprend aisément à la lecture ! En effet, force est de constater que l’alchimie entre les deux auteurs a parfaitement bien fonctionné. Lupano a construit un récit captivant et fluide en se basant sur un fait réel terrible et édifiant, où la réalité dépasse la fiction. De nos jours, on a un peu de mal à comprendre comment, il y a 200 ans, les habitants d’une petite ville ont pu se mettre d’accord pour condamner un singe à mort en le prenant pour un humain… Il n’en reste pas moins que depuis, l’événement est entré dans la légende de Hartlepool et fait la fierté de la ville, allez comprendre… Moreau quant à lui a su retranscrire le propos à l’aide d’un trait original, vigoureux et expressif, dans un esprit très « cartoon », avec des personnages haut en couleurs, des « gueules » souvent effrayantes où semblent macérer la bêtise et l’ignorance, plus simiesques que le protagoniste principal, le fameux singe du titre.
Et l’on se surprend à penser que si l’évolution de Jérémie Moreau vers un graphisme plus pictural – l’auteur aime manier la couleur, et ça se voit —, avec La Saga de Grimr et Penss et les plis du monde, est une démarche digne de respect, on aimerait aussi le voir opérer une sorte de « retour aux sources ». Dans ses deux dernières œuvres, l’auteur fait la part belle aux paysages et à une nature omniprésente et toute puissante, et c’est plutôt réussi, au détriment des personnages qui semblent moins aboutis, ce que l’on peut légitimement regretter à la lumière du Singe de Hartlepool.
La réussite de cette œuvre réside dans le fait d’avoir actualisé une « légende » locale en apparence anodine et amusante pour les enfants et les touristes, en la transformant en farce grotesque assez peu reluisante pour le genre humain dans son ensemble. Fable puissante sur l’effet de meute et la cruauté qui en résulte, Le Singe de Hartlepool devrait faire réfléchir chacun d’entre nous, à l’heure des réseaux sociaux où un simple mauvais buzz non vérifié peut se révéler psychologiquement destructeur pour celui ou celle qui en est la victime. Une thématique par ailleurs chère à Jérémie Moreau et qui traverse ses deux derniers albums.
Le Singe de Hartlepool
Scénario : Wilfrid Lupano
Dessin : Jérémie Moreau
Éditeur : Delcourt
Collection : Mirages
120 pages – 17,50 €
Parution : 5 septembre 2012
♦ Prix Canal BD 2013
Extrait p.75-77 — Alors que l’agitation est à son comble à Hartlepool, le docteur de passage à l’hôtel du quartier, appelle son fils Charly :
Le docteur — Où étais-tu passé ? Je te cherche depuis des heures ! Je veux que tu restes près de moi !
Charly — Viens vite, papa, y a le procès du Français ! Ça devient intéressant !
Le docteur — Je doute fort que la parodie de justice qui est à l’œuvre là-bas puisse être qualifiée d’intéressante, mais bon…. J’ai fini les soins sur les victimes et à présent, je vais aller jeter un œil à ce fameux Français.
Charly — Je viens avec toi !
Le docteur — Si tu veux, mais tâche de… (au loin, une clameur se fait entendre, alors que l’on s’apprête à dresser la potence) Trop tard ! Ils vont le pendre !
Charly — Mais papa, tu vas où ? On va tout rater !
Le docteur — Charly, une pendaison ce n’est pas un spectacle, et encore moins un divertissement. Une pendaison, c’est un homme qui meurt. Il n’y a rien de réjouissant là-dedans, tu comprends ? Il n’y a qu’un immense chagrin. Et mon rôle de père, Charly, c’est de te mettre en garde contre ce penchant naturel à la cruauté qui sommeille en chacun de nous. Méfie-toi de ce sentiment qui te fait te réjouir à la vue du sang, Charly. Lorsqu’on fait couler du sang, c’est toujours… une tragédie.
