
Cet excellent docu-BD retrace l’ascension irrésistible d’un « héros » vers les sommets de la notoriété, une histoire comme seule l’Amérique sait en produire. Avec toujours le terrible coup du sort en bout de course…
Chris Kyle, ex-soldat américain ayant combattu en Irak, érigé au rang de héros national à son retour au pays. Ses faits d’armes ? Avoir abattu depuis les toits quelque deux-cent personnes du camp ennemi, Kyle étant un redoutable sniper. Rien ne laissait prévoir que cet homme adulé de tous serait un jour assassiné, qui plus est par un compatriote, soldat tout comme lui… Cette BD-docu remonte le fil des événements pour tenter de comprendre un fait divers qui a choqué l’Amérique des patriotes et inspiré le cinéma. Et nous laisse avec un sentiment allant du dégoût à la fascination.
Une fois n’est pas coutume, le duo de choc Nury–Brüno, qui depuis Tyler Cross, fait figure de référence dans le milieu du neuvième art, tente une incursion dans le documentaire. Fascinés par le western et le roman noir « hard boiled », ces deux-là ne pouvaient que s’intéresser à Chris Kyle, celui qui de son vivant était surnommé « La Légende ». Le fait de tuer de sang froid 255 personnes, dont 160 « confirmés », fit de lui le « recordman du nombre de tués homologués de toute l’histoire de l’armée américaine ». Un palmarès impressionnant qui d’un point de vue européen pose beaucoup de questions sur cette Amérique toujours encline à se fabriquer des héros, a fortiori quand cela réactive le mythe du cow-boy à la gâchette facile, prêt à sauver la veuve et l’orphelin.
L’approche de Fabien Nury pourra déconcerter ceux qui s’attendent à trouver dans l’ouvrage une charge cinglante contre cette Amérique que nous adorons détester de ce côté-ci de l’Atlantique. La narration retranscrit de façon extrêmement objective le cours des événements, depuis le retour d’Irak du vétéran Chris Kyle jusqu’à son assassinat en février 2013 par l’ex-Marine Eddie Ray Rouch.
Ce dernier, qui avait été également en Irak ainsi qu’en Haïti pour une mission humanitaire, était victime tout comme Kyle de PTSD (trouble de stress post-traumatique). Rouch n’avait pourtant jamais tué personne mais il avait vu l’horreur. Vouant une admiration sans bornes à l’ancien sniper, il rêvait de le rencontrer. Mais Rouch avait pris la voie inverse. Gavé d’antipsychotiques, en proie à la démence et passant ses journées à se défoncer, il était devenu l’antithèse de Kyle, le pur loser, un envers de rêve américain.
Si Nury ne se livre pas une attaque violente du système US dans ce docu-BD, sa façon d’égrener les faits est beaucoup plus subtile et constitue en elle-même une accusation si l’on reste un tant soit peu attentif. L’auteur semble faire confiance à l’intelligence de ses lecteurs, et rien que pour cela, on peut lui en être reconnaissant. Il est possible d’aimer les westerns ou les polars sans pour autant défendre le port d’armes, et le co-auteur de « Tyler Cross » semble vouloir le prouver ici. Quant au dessin de Brüno, il reste toujours impeccable, malgré le format « copier-coller » pour la retranscription des quelques interviews qui pourra éventuellement frustrer les plus accros aux vues panoramiques hollywoodiennes auxquelles il nous a habitués.
L’Homme qui tua Chris Kyle, une fois de plus, confirme la parfaite alchimie entre ces deux auteurs. Sachant maintenir le lecteur en haleine, la narration est passionnante, puissante, décuplée par le minimalisme parfaitement calibré du dessin. Sous la lumière tapageuse d’une certaine Amérique, Nury et Brüno ont su en débusquer la proportionnelle noirceur, sans ostentation inutile. Et du coup réussissent avec brio leur entrée dans le documentaire.
L’Homme qui tua Chris Kyle
Scénario : Fabien Nury
Dessin : Brüno
Editeur : Dargaud
164 pages – 22,50 €
Parution : 29 mai 2020
Extrait p.44 :
En janvier 2010, Eddie Ray Routh [le meurtrier de Chris Kyle, ndr] est envoyé en Haïti pour une mission humanitaire, suite au tremblement de terre qui a dévasté l’île. Eddie racontera plus tard à ses parents que la mission de son équipe était de récupérer les cadavres.
Ils en ont pêché des centaines dans l’océan, et les ont empilés. Eddie a vu creuser les fosses communes. Il a vu les pelleteuses pousser ces montagnes de chair humaine au fond de ces grands trous à ciel ouverts*
Le 18 juin 2010, Eddie Ray Routh est libéré avec les honneurs de ses obligations militaires.
Corey Smalley : « La dernières fois que j’ai entendu parler de lui, un de nos amis venait de rentrer d’Haïti, et il m’a dit qu’Eddie était totalement différent.
Eddie disait qu’il avait vu des choses qui le perturbaient et qu’il n’y pouvait rien. Ce n’était pas comme s’il avait été au combat. Franchement, il buvait beaucoup et il faisait de l’automédication, ce que font la plupart des Marines. Ils sortent et ils ne veulent pas admettre qu’ils ont un problème… Alors ils cherchent quelque chose pour calmer la douleur et les aider à oublier.
Ce sont les familles qui doivent gérer ça… qui doivent se charger d’eux et essayer de les aider. »
*En revanche, l’association de vétérans Warfighters Foundation soutient qu’Eddie n’a pas pu être traumatisé par son séjour en Haïti car il n’a jamais quitté le bateau.

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