
Après avoir fui le nazisme, Stefan Zweig et son épouse Lotte croient fouler au Brésil une terre d’accueil, loin du chaos qui embrase l’Europe. Mais la menace rôde jusqu’au fin fond de l’exil. Comme l’écrivain humaniste, rescapé du « monde d’hier », échapperait-il à ses démons ?
Il est toujours délicat de juger une bédé inspirée d’un roman qu’on n’a pas lu. Mais si l’on s’en tient ici à l’aspect visuel, c’est tout bonnement époustouflant. Le trait dentelé de Sorel s’allie parfaitement à ses aquarelles sublimes que l’on admire tels des petits tableaux, avec des effets de lumière sidérants. Et ce quel qu’en soit l’échelle. Si les paysages brésiliens sont grandioses, on est tout autant ému par les délicats reflets d’une coupe de champagne ou de l’eau dans une piscine. Les souvenirs du « monde d’hier », en l’occurrence l’Europe de la culture et des arts avant la barbarie nazie, sont évoqués avec sensibilité, dans une ambiance à la fois crépusculaire et flamboyante.
Je dois dire que je me suis tellement laissé emporter par la magnificence du travail de Guillaume Sorel que pour moi le scénario passe presque au second plan. Celui-ci est basé sur des faits réels : la retraite de l’écrivain au Brésil avec sa jeune épouse Lotte, quelques jours avant leur suicide en 1942. Bref, j’ai trouvé que Sorel rend ici un magnifique hommage à Stefan Zweig et qu’il a parfaitement compris l’état d’esprit dans lequel il pouvait se trouver à ce moment-là. C’est vrai, le récit est lent et contemplatif, et risquera de laisser en dehors ceux qui ne connaissent pas cet auteur dont les œuvres furent traversées par un humanisme inquiet et qui ressentit d’autant plus durement la folie destructrice qui s’était emparée de son pays et de l’Europe toute entière.
Car Zweig était un authentique amoureux des arts qui déprimait de voir le monde prêt à succomber au fascisme (et qui ne croyait pas à la victoire des Américains), mais il souffrait aussi d’entraîner vers un abîme inéluctable sa chère Lotte qui aspirait à la vie malgré son asthme sévère, lui qui disait ne plus pouvoir vivre avec sa « bile noire » que rien ne pouvait chasser.
Ce que l’on peut dire aussi de cette œuvre, c’est que les auteurs jouent beaucoup sur les contrastes. Tout d’abord celui entre deux mondes opposés, l’Europe en proie au chaos et le Brésil baigné d’une douceur de vivre réconfortante et hors du temps. Puis celui entre Stefan Zweig lui-même, en proie à un abattement inconsolable, lassé d’être devenu un exilé permanent considéré comme juif par les uns et ennemi allemand par les autres, et sa jeune épouse Lotte, portée par un fort désir de vivre et aspirant à l’insouciance, alors même que sa maladie lui rappelle que cela est impossible. Sorel parvient à rendre avec délicatesse tout l’amour et la tendresse qui unirent ces deux êtres jusqu’à la fin, et cela aussi est vraiment très émouvant. (nov. 2013)
Les Derniers Jours de Stefan Zweig
Scénario : Laurent Seksik
Dessin : Guillaume Sorel
Editeur : Casterman
88 pages – 16 €
Parution : 22 Février 2012
Extraits :
« Ne te préoccupe pas de l’humanité en train de se détruire, construis ton propre monde »
« Elle ne m’a pas quitté à travers toutes ces années, cette ombre, elle voilait de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit. Peut-être que sa silhouette apparaît dans bien des pages écrites. Mais toute ombre, après tout, est fille de la lumière. Et seul qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu. » (Le Monde d’hier, de Stefan Zweig)
« Plus douce est la ronde des heures quand les cheveux déjà grisonnent,
Le pressentiment des ténèbres n’effraie pas, il soulage !
Seul peut goûter la joie de contempler le monde celui qui ne désire plus rien,
Qui ne pleure plus ce qu’il a perdu
Et pour qui vieillir n’est que les prémices de son départ
Jamais la vue n’est étincelante et libre qu’à la lumière du couchant,
Jamais on n’aime plus sincèrement la vie qu’à l’ombre du renoncement. »
(Les remerciements du sexagénaire, poème de Stefan Zweig)
