#findumonde

La Terre des fils © 2017 Gipi (Futuropolis)

Dans un décor de fin du monde où quasiment toute trace de civilisation semble avoir disparu, un père et ses deux fils tentent de survivre au milieu d’un marais fangeux où flottent des cadavres. La nourriture est rare, ils doivent tuer des chiens errants pour la viande et la peau qu’ils vont troquer auprès d’un ermite. C’est cela, la Terre des fils, un monde terrifiant où l’homme est revenu à un état quasi primitif.

Même si on n’a pas lu le résumé avant, on se doute dès les premières pages que quelque chose ne tourne pas rond. Ces deux garçons sales et loqueteux, à l’air dégénéré, transportent trop de folie et de primitivité pour être de simples idiots d’un village bien de chez nous… et le malaise, déjà prégnant, ira croissant à partir du moment où l’un deux tue sauvagement un chien. S’ajoute à cela une atmosphère crasseuse et menaçante dans un cadre désolé, envahi par des eaux boueuses, où pullulent rapaces et mouches attirés par quelque cadavre pourrissant.

Et peu à peu le lecteur va devoir réunir lui-même les pièces du puzzle car Gipi ne dévoile rien du contexte, se contentant de livrer des éléments au compte-goutte. On devine qu’une grave catastrophe d’ampleur mondiale est survenue dans un futur très proche, mais sans jamais savoir quelle en est l’origine ou la conséquence, ni dans quel pays se situe l’action. Mais au final, ce n’est pas tant cela qui est important. Ce que l’auteur a voulu mettre en avant ici, c’est cette faible distance, bien plus faible qu’on ne le pense, séparant notre civilisation prétendument avancée de la barbarie la plus primitive. Désormais, les hommes sont livrés à eux-mêmes, affaiblis, sans repères. Les infrastructures du monde civilisé se sont effondrées, il n’y a plus d’électricité, plus d’agriculture, plus d’eau courante, plus rien… seules les ruines d’un passé industriel tiennent encore debout. Les livres semblent avoir été enfouis sous les décombres de l’ancien monde. Le langage est rudimentaire, mélange de français déstructuré et d’onomatopées. Les gourous belliqueux ont émergé sur les résidus encore fumants d’Internet, et le jargon utilisé fait écho de manière frappante à la vacuité de nos réseaux sociaux, où la réflexion philosophique cède trop souvent le terrain à l’égocentrisme et la médiocrité. Dans un tel contexte, le père a choisi d’élever ses enfants à la dure, dans le seul but de les protéger. Car tel est le constat : non seulement l’amour n’a pas sauvé le monde, mais c’est la haine bestiale qui l’a emporté, et pour longtemps semble-t-il…

Le cahier noir du père, dans lequel ce dernier semble confier ses états d’âme, est un élément central de l’histoire, dernier emblème de la Connaissance. Symbole fort d’un monde révolu, il apparaît comme une relique mystérieuse suscitant la fascination de ses enfants qui aimeraient bien se l’approprier, comme si la vérité, leur vérité peut-être, était contenue dans ce cahier.

Gipi a recouru ici au noir et blanc, un choix fort à propos pour décrire un univers de grisaille, dépourvue de joie. Son trait fluet et imprécis, tout en hachures fébriles, traduit bien la fragilité d’un monde en déshérence, tout en restituant parfaitement l’expressivité des personnages.

Comme dans un Mad Max où la testostérone aurait fait place à la dégénérescence, Gipi dépeint un monde au climat de plomb, bien plus terrifiant que le film précité, notamment par son absence d’humanité quasi-totale, imposant La Terre des fils comme une des bandes dessinées les plus puissantes et les plus perturbantes de ces derniers mois.

La Terre des fils
Scénario & dessin : Gipi
Editeur : Futuropolis
288 pages noir et blanc – 23 €
Parution : 9 mars 2017

Grand Prix de la Critique ACBD 2018
Grand prix RTL 2017
Prix Ouest-France/Quai des Bulles 2017

Extrait p.81-82 : Échange entre la « sorcière » et le père :

«  Assieds-toi. J’ai trouvé des champignons.
– Des champignons ?
– Et alors ? Tu n’as pas confiance ?
– Et toi depuis quand tu n’as plus confiance en personne ?
– Un moment. C’est pour ça que je suis encore en vie…. Quoi ? Ils sont bons, j’en ai déjà mangé hier.
– Non. Je ne pensais pas à ça.
– A quoi alors ? (…) A la vie telle qu’elle était ? Encore ? Après toutes ces années ?… Ils manquent à tout le monde, tu sais…
– Quoi ?
– Le passé. Les jours d’avant la fin.
– Pas à moi. Moi j’y pense pas. Je ne peux pas me le permettre. Les garçons. Ils ont tué un chien. C’est normal pour nous. Maintenant. Les chats, les chiens, on les tue. On les mange. C’est très bien. Mais moi, là, avec eux… je devrais faire quoi ? Leur dire qu’avant, les chiens restaient sur les tapis, à côté des divans. Dans les maisons bien chaudes. Sèches. Et qu’au lieu des les manger, on les caressait ? Mais si je le faisais, je devrais leur dire ce qu’était un tapis, un divan, une maison sèche.
– Et les caresses. Tu devrais leur dire ça aussi. »

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