
Les Ignorants sont nés d’une idée simple mais audacieuse dans un cadre artistique, l’échange de savoirs. Étienne Davodeau a proposé à son pote viticulteur Richard Leroy une sorte de pacte : pouvoir le suivre pendant quelques mois, se faire expliquer le métier et recevoir une initiation à la dégustation, en échange de quoi il lui ferait découvrir la bande-dessinée. Davodeau en a tiré un documentaire passionnant qui se veut comme un pont entre deux domaines qui échangent généralement peu mais ont plus en commun qu’on ne pourrait le croire…
Comme dans Rural, Etienne Davodeau se met en scène, et ce n’est évidemment pas par égocentrisme. En effet, s’il maîtrise le sujet du neuvième art, il n’hésite pas se montrer « ignorant » en matière d’œnologie. Davodeau est avant tout le bédéaste de l’humain, attaché à montrer les « vrais gens ». Il mise sur l’authenticité et son trait est en accord avec lui-même. Il ne cherche pas à faire joli à tout prix, l’esbroufe n’est pas le genre de la maison, et certains lecteurs exigeants n’apprécieront peut-être pas son style. Mais Davodeau va à l’essentiel et s’il glisse par ci par là des paysages de vignes, ceux-ci dégagent davantage la propre sensibilité de l’auteur qu’une beauté formelle. Et lorsque ce dernier recourt au lavis noir et blanc, il le fait avec subtilité, et à cet égard, je trouve les ciels d’orage ou les reflets sur les trottoirs après la pluie très réussis.
Ce récit original est construit comme une quête initiatique, où chacun de deux protagonistes est en alternance le maître et l’élève. Cela confère une vraie dynamique à l’histoire qui sinon aurait pu paraître plus monotone. Et même si on ne s’intéresse au départ ni à la BD, ni au vin, on ne peut qu’y prendre du plaisir, car ce que célèbre Davodeau ici, c’est d’abord la richesse intrinsèque aux relations humaines, les rencontres (et il y en a !), en d’autres termes l’amitié tout court, simple, généreuse et sans calcul, celle qui se forge en trinquant, antithèse de l’amitié facebook de nos ultra modernes solitudes. Pour résumer l’affaire, on a tous (et souvent) quelque chose à apprendre de l’autre, si « ignorant » soit-il ! Il s’agit donc également d’une invitation à la curiosité et à la modestie – ce qui hélas n’empêchera peut-être pas certains messieurs Je-Sais-Tout de s’en servir pour briller en société… Une vraie leçon de vie, en somme.
On peut voir aussi ce livre comme un plaidoyer en faveur d’une viticulture traditionnelle, et à ce titre Richard Leroy est admirable dans sa détermination à renoncer au traitement chimique de ses vignes, à considérer la terre comme un être vivant, à la respecter, car pour Richard et ses amis vignerons qui se lancent dans l’aventure, c’est bien la terre qui fait le vin. Même l’utilisation du tracteur est néfaste d’après ces puristes, qui font cela par passion, tiennent à leur liberté et préfèrent produire de la qualité quitte à produire un peu moins… discréditant ainsi les choix productivistes d’une partie de leurs confrères sans pour autant souscrire au modèle bio. Et pourtant, ils n’ont pas pour autant de certitudes et on se rend compte que la viticulture n’est pas une science exacte… Tels des artistes, ils cherchent, explorent, expérimentent, se plantent parfois mais savent au moins ce qu’ils ne veulent pas. Du coup on apprend pas mal de choses, notamment que certains vins se vendent à quelques centaines d’euros justes à cause de l’étiquette mais peuvent s’avérer très décevants face à des productions beaucoup plus modestes. Ou mieux encore, l’allusion à ces soi-disant connaisseurs, les « buveurs d’étiquettes » qui collectionnent les plus grands crus du monde comme on se constitue un patrimoine et ne consomment pour ainsi dire que des vins « normaux »…
Pour son initiation au neuvième art, Etienne emmène Richard sur les routes entre deux tailles de vigne. Ainsi on visite une imprimerie, on traîne ses guêtres dans des festivals, on cause bédé et on rend visite à des confrères (Jean-Pierre Gibrat, Marc-Antoine Mathieu, Emmanuel Guibert) ou à son éditeur (Futuropolis), et ce, en n’oubliant jamais de trinquer évidemment !
Mon verdict : le millésime Davodeau 2011 est exceptionnel, il est « droit », a « une belle chair », avec un petit goût capiteux qui demeure longtemps en bouche, à tel point qu’il donne vraiment très envie de le partager… (septembre 2012)
Les Ignorants
Scénario & dessin : Etienne Davodeau
Editeur : Futuropolis
272 pages – 24,90 €
Parution : 06 octobre 2011