Des hommes et des dieux

Nikopol
La trilogie Nikopol © 2005 Enki Bilal (Casterman)

Dans un futur proche, Paris vit sous le régime de la dictature. Nikopol, un homme du siècle précédent congelé dans une capsule spatiale et envoyé sur orbite, redescend accidentellement sur Terre. Horus, un dieu égyptien se sert de lui pour assouvir sa soif de pouvoir.

nikopolCette trilogie a marqué un tournant dans la carrière d’Enki Bilal. D’abord il s’agit de son premier projet suffisamment ambitieux pour se dérouler sur plusieurs tomes, lequel a révélé également chez l’auteur sa volonté d’indépendance en signant lui-même ses scenarii. C’est également cette même histoire qui l’aura révélé au grand public, une œuvre talentueuse qui aura donné une couleur à la BD des années 80 (avec notamment Jill Bioskop, la femme aux cheveux bleus qui aura certainement imprégné l’inconscient collectif de nombreux bédéphiles).

Ce qui m’a frappé dans cette BD, c’est l’évolution entre le premier et le troisième tome, très flagrante sur le plan du style graphique. Une évolution qui fait de cette trilogie une transition entre la ligne claire des années 70 et le trait vaporeux et désagrégé de la plus récente saga du Sommeil du monstre, qui s’apparente presque à de la peinture. Sur une période de six ans, il s’agit d’une mue stylistique étonnante de la part de l’auteur, ce qui semble traduire chez lui un besoin de remise en question permanente, mais aussi un processus créatif en perpétuel mouvement et un incontestable désir d’innover…

Quant à l’histoire, il vaut mieux être prévenu, l’absence du scénariste Pierre Christin a donné à Bilal une liberté d’écriture qui pourra rebuter certains. La trame du récit pourra même parfois paraître confuse, à déconseiller donc aux amateurs de scénars bien construits. En ce qui me concerne, j’ai également une préférence pour les histoires bien ficelées, mais Bilal fait exception. Son univers SF, à la fois sombre et poétique, est tellement fascinant qu’on fait abstraction de ce qui pourrait apparaître comme une faille chez d’autres. D’une richesse hallucinante (on ne saurait se contenter de lire cette trilogie qu’une seule fois), les cases fourmillent d’idées et de créatures hybrides, l’imagination foisonnante de l’auteur semblant n’avoir comme limites que celles des cases. Son style est impressionnant de maîtrise et ne s’apparente à aucun autre, c’est du BILAL, point.

Les personnages, eux, semblent évoluer comme des fantômes dans un monde en perdition, un monde déshumanisé où l’amour du prochain semble avoir reculé face à l’individualisme, et à d’autres menaces multiples, fascisme, terrorisme, pollution et mutations génétiques, des thèmes chers à cet enfant de l’ex-Yougoslavie et qui imprègnent toute son œuvre. Et sonnent toujours comme des avertissements près de 30 ans après, à l’heure où le monde semble plus que jamais fragilisé par la désormais fameuse « crise », « LEUR » crise devrais-je dire, que certains décideurs semblent avoir délibérément provoquée… Tous ces ingrédients font de cette trilogie une œuvre forte et visionnaire à la poésie torturée, et ce n’est pas un hasard si le héros Nikopol, gagné par une folie douce, dépossédé de lui-même après avoir été possédé par le dieu Horus, se met à psalmodier à ses heures des vers de Baudelaire. Et si humour il y a, ce n’est jamais qu’un humour désabusé et grinçant, rappelant parfois une excentricité toute « kusturicienne » (la ménagerie de fauves à bord d’un train dans le tome 3), toujours un peu incongru dans ce futur détraqué et anxiogène.

Il me semble qu’on peut considérer Nikopol comme l’œuvre la plus aboutie et la plus réussie d’Enki Bilal. Mais malgré tout le respect que j’ai pour l’auteur, je pense que celui-ci aurait gagné à travailler davantage son découpage (ou alors continuer avec Christin) pour en faire un réel chef d’œuvre. Comme je l’ai dit plus haut, il est au sommet de son art et sa maîtrise du dessin et des couleurs me semble quasiment parfaite, et l’on suit fasciné les aventures de ses héros, mais on referme le tome 3 avec une sensation d’inachevé, ce qui m’a personnellement un peu déconcerté, même si le plaisir que j’ai eu à le lire l’emporte. Quoi qu’il en soit, les aventures de Nikopol feront date et resteront longtemps une référence dans la BD de fin du XXème siècle…

La trilogie Nikopol (intégrale des trois tomes : La Foire aux immortels, La Femme piège, Froide équateur)
Scénario & dessin : Enki Bilal
Editeur : Casterman
184 pages –  39,95 €
Parution : septembre 2005

⊗ Adaptation au cinéma : Immortel (ad vitam), d’Enki Bilal, avec Linda Hardy, Thomas Kretschmann, Charlotte Rampling

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