
Afrique de l’est, de nos jours, sur la côte kenyane. Dans la petite ville de Lamu, trois destins vont s’entrecroiser mystérieusement face à la menace de construction d’un vaste complexe pétrolier et immobilier sur le site de Kililana. Un gamin libre et courageux, un vieux chamane gardien d’un arbre sacré, et un loup de mer ancien mercenaire aux activités douteuses… autour d’eux une galerie de personnages très divers et toujours intéressants, qu’il s’agisse de la tantine complice du jeune héros, du vieillard fumeur de qat, du fou du village ou de l’expat cocaïnomane…
Les mots me manquent pour décrire cette magnifique bande dessinée traversée par un puissant souffle mystique ! Kililana Song est une réussite sur tous les tableaux, tant pour le scénario que le dessin, et on se doute que raconter une histoire de manière fluide avec autant de personnages n’a pas dû être une mince affaire. Parmi ceux-ci, le plus important est peut-être bien cet arbre imposant, mausolée naturel d’un illustre héros du pays gardé par le vieux chamane et menacé par un projet industriel géant. Benjamin Flao semble avoir été littéralement porté par ce récit vibrant d’humanisme et de spiritualité, avec ses somptueuses aquarelles qui jaillissent par moments tels des bouquets chatoyants de lumière exprimant l’indicible. Mais Flao sait rester dans la retenue quand il s’agit d’exprimer le silence d’une mer calme, évitant ainsi à son histoire de tomber dans la grandiloquence par ce graphisme à l’équilibre très subtil, avec un trait alliant à la fois assurance et fragilité. De façon remarquable, l’auteur a su représenter les personnages dans des poses très naturelles et très vivantes, l’aspect inachevé du dessin passant ainsi au second plan.
Quant à la narration, son intérêt réside dans la grande variété de protagonistes, ce qui autorise une passionnante diversité de points de vue. Le jeune Naïm joue un peu le rôle de fil rouge, à la fois attachant dans sa soif inextinguible de liberté et son insoumission vis-à-vis de son grand frère, qui s’est donné pour mission d’en faire un bon petit musulman. Celui-ci n’hésite pas à le pourchasser dans les rues pour l’obliger à suivre les cours à la madrass, alors que Naïm refuse de se laisser dresser « comme un petit animal parfaitement idiot »… Ce qui au passage confère à l’histoire une tonalité burlesque assez réjouissante. Et si la bêtise religieuse est pertinemment épinglée ici, le néo-colonialisme occidental n’est pas en reste. La communauté d’expatriés blancs venus pour le business, au mépris de la population locale, est dépeinte de manière peu reluisante, le plus emblématique étant le crétin blond jetsetter et junkie venu au Kenya pour la vie facile. En comparaison, le capitaine à la gouaille « vieille école » apparaîtrait presque sympathique, comme dans cette scène jubilatoire du bar où il fait parfaitement ressortir la lâcheté et la morgue de ses compatriotes, se targuant lui-même d’être un « authentique fils de pute, un animal dangereux, ex-para, ex-légionnaire, ex-mercenaire, ce que l’on fait de pire en la matière ! »
Tous les représentants de la bêtise humaine en prennent pour leur grade dans ce diptyque, mélange d’aventure, de critique politique et d’onirisme rageur. En matière de BD, on mesure le chemin parcouru depuis Tintin au Congo où l’Afrique était décrite comme un continent peuplé de grands enfants que l’Homme blanc, « dans sa générosité toute désintéressée », s’était donné pour mission d’instruire et d’éduquer. Certes, le colonialisme est toujours là, avec un visage plus lisse et néanmoins plus sournois, mais l’angle descriptif s’est élargi, soucieux de tous les points de vue. Rejoignant les incontournables du neuvième art, Kililana Song est une merveilleuse chanson, un conte moderne qui devrait imprimer pour longtemps votre âme par son intelligence et sa beauté poétique.
Kililana Song (diptyque)
Scénario & dessin : Benjamin Flao
Editeur : Futuropolis
128 et 136 pages – 20 €/tome
Parution première partie : 08 mars 2012
Parution seconde partie : 10 octobre 2013
♦ Grand prix RTL 2013 (pour la seconde partie)
♦ Prix Ouest-France/Quai des Bulles 2012 (pour la première partie)