« Vous aimez voir des mecs à poil ? »

G.I. Gay © 2024 Muñoz et Alcante (Dupuis/Aire Libre)

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Si certains rêvent de renvoyer les gays au placard sous prétexte que leur visibilité croissante s’apparenterait à de la « propagande wokiste », ils seraient bien inspirés de lire G.I. Gay, une BD qui montre judicieusement la façon odieuse et hypocrite dont l’armée américaine les traitait durant la Seconde Guerre mondiale.

7 décembre 1941 : l’armée japonaise vient de bombarder Pearl Harbour. Les États-Unis lancent une campagne de recrutement en vue d’une contre-attaque. Poussé par son futur beau-père à s’engager dans l’armée, le Docteur en psychiatrie Alan Cole se voit confier la mission de sélectionner les appelés. L’objectif étant de ne pas nuire au moral des troupes, il devra impérativement veiller à exclure les sujets aux comportements « déviants » : délinquants, mythomanes, alcooliques… et homosexuels ! Partagé entre le souci d’appliquer les règles de sa profession et le respect de la hiérarchie militaire, Cole va s’efforcer de trouver le juste milieu pour remplir sa mission sans faire de vagues. C’était sans compter sur l’irruption de l’appelé Merle Gore, qui se distingue par son franc-parler et son homosexualité qu’il ne cherche guère à dissimuler… Celui-ci va faire vaciller les certitudes du jeune psychiatre, tant dans ses fonctions que dans sa sexualité, ce qui l’obligera à faire des choix douloureux…

Jusqu’en 2014, l’homosexualité était proscrite dans l’armée des États-Unis. Nombre de militaires ont été exclus en raison de leur orientation sexuelle voire condamnés, quand ils n’étaient pas purement et simplement envoyés en cour martiale. Cet état de fait a été aboli par Barack Obama en 2011, mais les condamnations demeuraient en vigueur. Ce n’est que tout récemment que Joe Biden a gracié des milliers de militaires concernés.

C’est d’un sujet encore très peu évoqué jusqu’à présent dans la culture que les auteurs se sont emparés pour produire G.I. Gay. Cette fiction basée sur une réalité taboue acculée par l’évolution des mœurs est co-signée par Alcante, connu pour La Bombe, un ouvrage historique remarqué en 2020 et relatant la mise au point de l’arme nucléaire qui avait dévasté Hiroshima à la fin de la seconde guerre mondiale.

Sur un air de romance entre le docteur Cole et l’appelé Merle, Alcante a construit un scénario fluide, tout à fait plausible, en montrant la façon dont étaient considérés les hommes qui aimaient les hommes dans l’armée US dans les années 40, au milieu d’une majorité d’hétérosexuels qui devaient sans doute souffrir (les pauvres) dans cette ambiance ultra-testostéronée où l’apparition d’un rare jupon était susceptible de déclencher une émeute. Est-il besoin de préciser que les marines gays, comme le montre la BD, ne rechignaient pas à empoigner une arme et à risquer leur vie dans les combats, comme n’importe qui, et que la peur ne les assaillait ni plus ni moins que l’ensemble de leurs frères d’armes. Mais comme on le sait, les préjugés avaient la vie — encore plus — dure à cette époque…

G.I. Gay © 2024 Muñoz et Alcante (Dupuis/Aire Libre)

Sans être remarquable, le dessin de Muñoz accompagne parfaitement la narration dans sa tournure un peu surannée. On est sur du classique réaliste qui est là pour restituer au plus juste une réalité maintenue sous silence depuis des décennies aux États-Unis, et peut-être aussi, pour la faire connaître au plus grand nombre.

Ce qu’on apprécie ici, c’est que l’académisme formel de G.I. Gay a le mérite d’être dénué de toute provocation, ou d’animosité, tout au plus peut-on y déceler une légère ironie. Ce qu’il décrit simplement et sans clichés, c’est le quotidien d’appelés « invertis » (selon l’expression « polie » et quelque peu désuète, d’une affreuse condescendance), en particulier à travers les personnages de Merle Gore ou d’Alan Cole, qui n’étaient pas du tout efféminés, le second étant même sur le point de se fiancer avant de réaliser son homosexualité. Même si bien sûr on se doute que les « tapettes » les plus excentriques étaient exclues d’office lors des tests…

Et c’est peut-être bien ce que redoutaient le plus les chefs militaires : le fait justement que ces garçons n’avaient pas l’air de « folles », qu’ils pouvaient avoir un look viril comme n’importe quel troufion. En réalité, ils leur ressemblaient beaucoup trop et cela leur était insupportable. Il y a des miroirs encombrants que l’on préfère briser…

Ce qui est également troublant dans le livre — et aussi risible —, ce sont les méthodes de sélection et le langage employé par les supérieurs pour évoquer l’homosexualité (notamment par le biais du capitaine Seamund, qui fait savoir à Cole lors de sa première entrevue qu’il a intérêt à aimer voir « des mecs à poil » (sic)), avec cette crainte obsessionnelle de voir les marines « contaminés » et affaiblis, révélant chez eux un refoulé quasi-névrotique qui interroge… Hormis les arguments infondés et ridicules pour exclure les « pédés » de rangs militaires (le simple fait de se plaindre d’un mal de tête étant considéré comme suspect), il y a les tests plus explicites consistant par exemple à explorer le trou de balle des candidats pour juger de leur « expansion anale », lors des examens « chelous » où des médecins en blouse blanche et à grosses lunettes pouvaient ausculter à loisir et sous toutes les coutures, comme on le ferait pour du bétail, de jeunes hommes vigoureux et « innocents » dans le plus simple appareil.

Après une campagne américaine « anti-woke » d’une rare violence, largement relayée sur les réseaux sociaux, et alors que Trump s’apprête à prendre les commandes de la « plus vieille démocratie » du monde, cette bande dessinée tombe à point nommé. On peut légitimement craindre un recul des libertés dans un pays extrêmement polarisé d’un point de vue politique. Le futur président orange reviendra-t-il sur les droits LGBT conquis de haute lutte, va-t-il congédier les hauts responsables militaires pour installer ses marionnettes ? On aimerait bien que l’avenir démente ces inquiétudes, mais le comportement agressif du milliardaire masculiniste a de quoi faire redouter une dystopie inédite dans ce pays martelant pourtant à tout bout de champ la liberté d’expression comme un droit fondamental.

G.I. Gay
Scénario : Alcante
Dessin : Bernardo Muñoz Serrano
Editeur : Dupuis
Collection Aire Libre
128 pages couleurs – 26 €
Parution : 6 septembre 2024

Extrait p.17 — Le capitaine Seamund accompagne le docteur Cole dans une immense salle, où une cohorte d’hommes entièrement nus est examinée par les médecins militaires :

Capitaine Seamund — Comme vous le savez, hormis certaines catégories exemptées d’office, tous les hommes entre 18 et 45 ans sont à présent appelés sous les drapeaux ! Ça en fait du monde ! Mais on ne peut pas laisser entrer n’importe qui, et c’est là que vous allez intervenir ! Le gouvernement a payé un milliard de dollars pour soigner les maladies psychiatriques des soldats de la Grande Guerre, un examen préalable permettra de rejeter les personnes potentiellement problématiques, ce qui engendrera d’énormes économies ! Sans compter bien entendu que des malades mentaux sont en tant que tels un handicap pour l’armée. Il nous faut donc rejeter tous les appelés qui pourraient nuire au moral des troupes : les délinquants, les mythomanes, les cleptomanes, les alcooliques et les homosexuels – tous ces comportements étant considérés comme « déviances disqualifiantes » !
Dr. Alan Cole — Mais détecter des pathologies légères ou potentielles nécessite des examens poussés… ? Cela va prendre un temps fou !
Capitaine Seamund — C’est la guerre ! L’armée ne peut pas se permettre ce luxe ! Vous n’aurez que cinq minutes en moyenne par entretien !

G.I. Gay © 2024 Muñoz et Alcante (Dupuis/Aire Libre)
G.I. Gay © 2024 Muñoz et Alcante (Dupuis/Aire Libre)

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