Le minotaure par les cornes

Le Labyrinthe inachevé © 2022 Jeff Lemire (Futuropolis)

Temps de lecture ≈ 1 mn 30

En s’inspirant du mythe du labyrinthe, Jeff Lemire nous livre un thriller onirique captivant où la folie semble être la seule échappatoire face à la perte inconsolable d’un être aimé. Une quête incandescente à l’issue imprévisible, où réalité et imaginaire se confondent.

William Warren, 50 ans, fatigué par la vie et la routine, ne se remet pas de la mort de sa fille Wendy il y a dix ans, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Son visage et les souvenirs qu’il en a gardés s’effacent peu à peu de sa mémoire mais la douleur est restée intacte. Jusqu’à ce coup de fil inexplicable où Wendy l’implore de venir la chercher…

Auteur reconnu dans le milieu du comics, avant tout scénariste, le canadien s’est essayé plusieurs fois à des récits plus orientés « roman graphique » où il s’appropriait également le crayon, ce qui lui a plutôt bien réussi. On pourra citer Jack Joseph, soudeur sous-marin, Essex County ou plus récemment Winter Road.

Le gros point fort de ce Labyrinthe inachevé est incontestablement la puissance avec laquelle il vous happe immédiatement, sans vous lâcher jusqu’au dénouement. Pour ce faire, Jeff Lemire a réuni trois ingrédients imparables : le mystère, l’amnésie et la folie. Et pour touiller ces ingrédients, il a choisi comme récipient ce fameux labyrinthe que le protagoniste principal, William Warren, va parcourir dans une quête échevelée. Son but : retrouver sa fille Wendy, à l’origine d’un étrange appel téléphonique, cette fille censée être morte il y a plusieurs années et dont le visage n’en finit pas de se dissoudre dans les brumes de sa mémoire.

Pour concevoir cette histoire menée tambour battant, Lemire dit s’être inspiré de l’écrivain japonais Haruki Murakami (1Q84), dont les romans ont pour caractéristique de mêler avec subtilité réalité et mondes parallèles. De la même façon ici, les frontières entre le quotidien de Will et son imagination passablement débridée s’effritent au fil du récit, perdant le lecteur dans des dédales inquiétants, ce qui somme toute paraît logique lorsqu’il est question d’un thème aussi symbolique que le labyrinthe. Ainsi, il nous faudra absolument découvrir où l’étrange quête va conduire ce père hirsute au regard dément, qui va s’enfoncer dans les sous-sols de la ville et dont l’obsession est devenue nôtre. Y trouvera-t-il le monstrueux minotaure ? Ou s’agit-il juste d’un cauchemar ou d’une bouffée délirante ? L’appel mystérieux de Wendy n’est-il pas que le fruit de son imagination ? Le choc final sombre et dantesque auquel certains pouvaient s’attendre ne se produira pas, laissant la place à une conclusion apaisante, sans doute un peu trop elliptique pour être véritablement crédible. Du reste, le propos fait du livre une réussite si l’on s’en tient à l’aspect purement parabolique de cette quête.

Le dessin à l’arrache de Jeff Lemire amplifie parfaitement le climat d’urgence et de folie qui imprègne l’album. Si l’on peut être un brin rétif à son coup de crayon frénétique, qui sculpte les personnages à la manière d’un burin, on est pleinement convaincu par son sens de la mise en page et ses cadrages efficaces. Le fameux fil rouge qui virevolte entre les cases tout au long du livre, corrélé au pull rouge guenilleux de sa fille et se faisant « fil d’Ariane » pour la quête labyrinthique du père, demeurera une des trouvailles marquantes du récit.

Le Labyrinthe inachevé
Scénario & dessin : Jeff Lemire
Editeur : Futuropolis
256 pages – 27 € (version numérique : 5 €)
Parution : 24 août 2022
Le Labyrinthe inachevé © 2022 Jeff Lemire (Futuropolis)

Extrait p.53 – William Warren repense à sa fille :

« Des labyrinthes. Depuis qu’elle avait quatre ou cinq ans, elle adorait les labyrinthes. Les puzzles aussi. Mais surtout les labyrinthes. A l’époque, elle faisait les plus simples, en forme d’avion ou d’animaux. Des trucs de gosses. Mais elle est vite passée à la vitesse supérieure.

Elle a commencé à faire les plus difficiles. Elle avait un don pour ça. Et elle était insatiable. Quand elle était à l’hôpital, elle m’envoyait lui chercher de nouveaux albums de labyrinthes. Elle les résolvait si vite que je n’arrivais pas à suivre. Elena m’a fait traverser toute la ville pour en trouver qu’elle n’avait pas encore faits.

Elle traçait son chemin directement au stylo. Jamais au crayon. Et elle n’anticipait rien. Elle avançait droit devant elle. Sans vérifier si la voie était libre. Je me souviens de sa réponse quand je lui ai demandé comment elle s’y prenait. Elle m’a dit : « Papa, on se laisse distraire si on regarde l’ensemble. Il suffit de regarder ce qu’il y a devant soi. »

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