L’affaire to share

Et si Internet avait existé sous la Troisième République, comment l’Affaire Dreyfus aurait-elle été traitée ? Abordant le mythe sous cet angle aussi anachronique qu’original, Jean Dytar nous immerge dans un procès totalement édifiant.

#J’Accuse…! © 2021 Jean Dytar (Delcourt)

L’affaire Dreyfus, procès fleuve qui dura plus de dix ans, est enfin évoqué en bande dessinée. C’est un véritable monument auquel s’est attaqué Jean Dytar, avec pléthore de personnages et de rebondissements, une saga judiciaire où l’orgueil, le mensonge et la haine en constituèrent les principaux ingrédients.

On peut dire qu’il était très attendu, le nouvel opus de Jean Dytar. Habile à  la plume comme aux pinceaux, ce narrateur hors pair, qui prend le temps de peaufiner ses productions, nous propose cette fois une œuvre extrêmement ambitieuse qui lui permet de réactualiser de belle manière le procès d’Alfred Dreyfus, cet officier militaire de confession juive victime d’une machination judiciaire qui le condamna au bagne. L’affaire a marqué les annales à la fin du XIXe siècle, tant par sa durée que par le retentissement qu’elle eut dans la société française.

Tout le monde a entendu parler de l’affaire Dreyfus, maintes fois portée à l’écran à travers les décennies, et plus récemment par Roman Polanski. C’est dire si cette affaire est encore bien présente dans l’inconscient collectif. Elle n’avait cependant encore jamais fait l’objet d’une bande dessinée totalement dédiée. C’est désormais chose faite grâce à Jean Dytar, qui s’est abondamment documenté pour synthétiser le déroulé long et complexe de ce complot judiciaire hors normes. L’auteur aurait pu choisir la facilité en en livrant une version romancée et académique. Bien au contraire, il a opté pour une veine journalistique en se basant sur les écrits du frère, Mathieu Dreyfus, qui tient ici une place centrale.

Autour de ce témoignage viennent s’affronter les deux camps par la bouche de personnalités publiques, intellectuels et hommes politiques, partisans et contempteurs de l’officier déchu. Leurs propos étaient relayés par les journaux de l’époque, dont certains éditorialistes exprimaient leur antisémitisme de la façon la plus outrancière, la plus violente. Heureusement, il y eut ceux qui dénoncèrent avec courage cette machination cousue de fil blanc, parfaitement conscients des risques qu’ils prenaient en s’exposant ainsi. Émile Zola fut le plus célèbre, mais avant lui, d’autres moins connus durent défricher le terrain, notamment Auguste Scheurer-Kestner et Bernard Lazard, s’attirant tous la vindicte des torchons antisémites de l’époque, avec leur caricatures odieuses.

Si l’ouvrage est dense sur le plan du texte et des informations, Jean Dytar s’est efforcé d’aérer la mise en page avec une trouvaille ludique : donner au lecteur la sensation qu’il se trouve face à son écran d’ordinateur, en bordant chaque planche d’une fenêtre de navigation. Le procédé fonctionne très bien, d’autant que la lecture peut s’accompagner d’une application de l’éditeur à télécharger sur son smartphone — un outil un peu gadget il faut bien le dire — permettant de scanner certaines pages pour obtenir en « réalité augmentée » des fiches biographiques ou des unes de journaux d’époque consultables sur Gallica, la plateforme numérique de la BNF. Le trait de Dytar diffère encore de ses ouvrages précédents, car on le sait, ce dernier fait partie des auteurs qui aiment à se renouveler. Comme il le dit lui-même, il s’est inspiré d’images d’époque et d’autres plus contemporaines, qu’il a unifiées « sous une peau de hachures ». Cela confère à l’ensemble une patine d’époque, tandis que la mise en page façon Internet — on apprécie particulièrement les icônes redessinées dans l’esprit de l’époque — amène subtilement une réflexion sur la manière dont les informations nous parviennent aujourd’hui par le biais des réseaux sociaux, et sur la vérification même de ces informations, qui régulièrement sont livrées sans réel travail d’investigation. A mi-chemin entre rumeurs, ragots et ce qu’il est convenu d’appeler désormais fake news. L’auteur n’a pas été jusqu’à mettre en lumière l’effet de meute amplifié par ces nouveaux moyens de communication, sans doute pour ne pas totalement dénaturer la vérité historique de l’ouvrage.

On sent que le sujet tenait à cœur Jean Dytar, et le défi, pour le moins vaste, est relevé avec talent, parce que malgré l’effort requis par une telle lecture, il est impossible de lâcher le livre, en tout cas pour quiconque acceptant mal les injustices d’hier ou d’aujourd’hui… Et à l’évidence, celle-ci en fut une de premier rang. On sera également sidéré de voir avec quelle violence l’antisémitisme s’exprimait en cette période, avec des propos ou des caricatures qui n’avaient rien à envier aux nazis qui commirent les atrocités que l’on sait quelques décennies plus tard. De fait, c’est un ouvrage historique grandement salutaire que nous offre l’auteur, d’autant que la tentation de s’en prendre aux personnes de confession juive reste plus forte que jamais, notamment chez les complotistes écumant les réseaux afin d’y répandre leur propagande fielleuse.

#J’Accuse…!
Scénario & dessin : Jean Dytar
Editeur : Delcourt
312 pages – 29,95 €
Parution : 1er septembre 2021

Extrait p.85-87 – Témoignage d’Auguste Scheurer-Kestner, sénateur dreyfusard :

« Ils me prirent au dépourvu, les misérables ! De ma vie, je n’avais jamais eu affaire à ces Pierrots-là !

De ma vie, je n’avais accepté, encore moins recherché, des conversations avec les reporters, de ces conversations que la langue française ne se permet pas de nommer et qu’on intitule « interviews »…

Le jeudu 28 octobre, je reçus la visite d’un homme de sac et de corde. Je ne le connaissais nullement alors, ni de vue ni autrement, le nommé Gaston Mery, un des piliers de La Libre Parole*.

Jamais je n’aurais pensé qu’un homme, appartenant à un tel journal, se permit de venir chez moi… Il me laissa l’impression d’un gredin.

Quant aux autres Pierrots qui m’attendaient devant la maison, j’en reçus deux ou trois, mais j’en eus vite assez et le lendemain je fermai ma porte à tous les journalistes, et ma porte ne leur fut pas rouverte.

Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen d’avoir « bonne presse », mais c’est le seul moyen d’avoir la tranquillité matérielle dont j’avais le plus grand besoin.

Une meute furieuse se rua sur moi. L’Eclair, Le Matin, La Libre Parole, L’Intransigeant, La Patrie, L’Echo de Paris montèrent chaque jour le diapason de l’orchestre payé par le ministre de la Guerre.

Quant aux autres, voyant cette rage, ils n’osèrent pas me défendre. »

Source : Mémoires d’un sénateur dreyfusard, de Bueb & Reumaux

#J’Accuse…! © 2021 Jean Dytar (Delcourt)
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