
Sans aucun doute, Jean Dytar demeurera comme un des auteurs importants de son époque. Après Le Sourire des marionnettes, La Vision de Bacchus (2014), son brillant deuxième album, explorait de façon originale le processus de création durant la Renaissance picturale vénitienne.
Venise, octobre 1510. Le peintre Giorgione, touché par la peste, s’apprête à jeter ses dernières forces dans un ultime tableau. Une façon de se mesurer à Antonello de Messine, le maître illustre qui sans le savoir l’orienta plus jeune vers la carrière de peintre, un artiste dont la vie tumultueuse nous est racontée ici par Jean Dytar.
Pour son second opus, Jean Dytar a choisi pour cadre la ville de Venise sous la Renaissance, où les arts et la peinture rayonnaient sur l’Europe depuis plus d’un siècle. C’est à travers deux peintres majeurs de l’école vénitienne que l’auteur aborde son récit : Giorgione (1477-1510), emporté par la peste à l’âge de 32 ans, et Antonello de Messine (1430-1479), vénéré par le premier qui le considérait comme son mentor, sans l’avoir jamais rencontré.
En référence à l’univers pictural des deux artistes, Jean Dytar a conçu ses cases comme des petits tableaux, en jouant avec l’ombre et la lumière (à l’époque, l’école flamande fascinait et influençait beaucoup les Italiens), entamant une sorte de dialogue entre la peinture et la bande dessinée. Cela produit un style très singulier, révélant chez son auteur une très grande finesse, pas si courante dans le neuvième art.
Nous sommes ainsi plongés dans l’atmosphère vénitienne de ce siècle flamboyant, où se jouaient en coulisses les luttes de pouvoir et d’influence, tant dans le domaine politique qu’artistique. Mais ce dont nous parle surtout Jean Dytar, ce sont les affres de la création, et en particulier de la manière dont l’artiste peut parvenir à insuffler la vie dans son œuvre. De quelle manière doit-il s’impliquer pour représenter au mieux son sujet sur la toile ? Ne devra-t-il pas y laisser un peu de sa propre vie pour en mettre dans son tableau ? L’auteur effectue sa démonstration via le personnage d’Antonello de Messine, qui se voit chargé par un riche banquier, un certain Filippo Barbarelli, d’immortaliser en peinture sa jolie et magnétique épouse au regard triste, afin qu’il puisse la désirer jusqu’à la fin sans redouter le spectacle de sa lente décrépitude. Il acceptera la commande, tout en imposant ses exigences, notamment celle de travailler dans le plus grand secret vis-à-vis de son client, car pour peindre avec le plus grand réalisme l’épouse du vieux Barbarelli, il devra emprunter des chemins peu orthodoxes… Un travail brillant qui une fois terminé le rendra exsangue moralement, et laissera madame dans une solitude glacée, détrônée par son double figé dans la gouache dans le cœur de son mari.

Toutes ces questions sur le processus créatif sont passionnantes et sont traitées avec subtilité par l’ex-prof d’Arts plastiques qu’est Jean Dytar, qui développe un style tout à fait unique depuis une décennie. De plus, il sait insuffler suffisamment de mystère dans ses histoires pour les rendre captivantes. Auteur modeste, il sait se faire pédagogue en évitant tout snobisme et vanité vis-à-vis de ses lecteurs. Une qualité qu’il aura sans doute conservée de son passage dans l’enseignement, et qui s’explique aussi par le plaisir de partager la connaissance, tout simplement.
La Vision de Bacchus
Scénario & dessin : Jean Dytar
Editeur : Delcourt
Collection : Mirages
128 pages – 16,95 €
Parution : 19 février 2014
Prix Ouest-France/Quai des Bulles 2014
Extrait p.48 à p.50 – Au beau milieu de la nuit, le banquier Filippo Barbarelli rend visite à Antonello de Messine pour une affaire urgente… :
Filippo Barbarelli — Maître Antonello ?
Antonello de Messine — Oui ?
Filippo Barbarelli — Bonsoir. Je m’appelle Filippo Barbarelli. Puis-je m’entretenir avec vous… discrètement ?
Antonello de Messine — Heu ?!… Oui. Nous serons au calme ici.
Filippo Barbarelli — Bien. On dit que nul autre créateur ne sait donner vie à un corps peint… Il paraît même que des femmes sont tombées amoureuses de portraits de votre main !… C’est exact ?
Antonello de Messine — Mmh… Est-ce pour me dire cela que vous me sortez du lit ?
Filippo Barbarelli — Oui. Car vous êtes par conséquent le seul peintre capable de réaliser mon fabuleux projet !
Antonello de Messine — Ah… Je vous écoute…
Filippo Barbarelli — Sans prétention, je peux affirmer que mon épouse est d’une beauté sans égale. Il me faut d’elle un portrait. Mais pas un portrait ordinaire… Seriez-vous capable d’incarner par les pouvoirs de la peinture la grâce absolue d’un être ? Faire une image si juste et si forte que l’on pourrait sentir la chaleur de son corps, le souffle de sa respiration…
Antonello de Messine — Vous cernez mon ultime ambition…
Filippo Barbarelli — Alors le moment est venu de la concrétiser ! Mon épouse posera nue pour vous. Vous la peindrez grandeur nature… Bien entendu, je resterai présent lors des séances de pose… Votre prix sera le mien. Et si le tableau vaut celui de mes rêves, je triplerai la mise !…
Antonello de Messine — Je… Vous me mettez dans l’embarras… On ne m’a jamais demandé une telle chose !
(…)
Filippo Barbarelli — J’ai passé avec elle des jours heureux… Cependant, quelque chose me terrifie. Je la vois vieillir, alors qu’elle est encore jeune. Sa beauté, si fragile, je la sens déjà s’étioler… C’est pourquoi j’ai besoin de vous, Antonello ! Fixez la beauté d’Anna pour l’éternité. Que je puisse la conserver précieusement, non comme un souvenir, mais comme une présence, bien réelle…

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