
Sous les bouclettes, c’est l’histoire du combat d’une famille contre la Sale Maladie et la mort, impitoyable. C’est aussi l’histoire d’un Grand Amour, qui vient comme un baume apaisant au milieu du malheur. Tout en parvenant à conserver une légèreté bienvenue, Mélaka nous narre une expérience douloureuse : le calvaire, celui de sa mère, qui aura duré deux longues années.
Les bouclettes du titre, ce sont celles d’Anne Liger-Belair alias Gudule, une femme rebelle et attachante, écrivaine de métier, connue notamment pour sa participation au journal Harakiri dans les années 70. Et sous ces bouclettes, une âme originale et riche d’une vie foisonnante. Mais aussi une saleté de tumeur, infâme parasite cervical qui finira par avoir raison de la joie de vivre et de l’énergie de sa proie. Un gliome sournois, rebaptisé « Guillaume » par Gudule, à la fois par malice mais aussi comme pour mieux le domestiquer et l’affronter.
Mélaka, quant à elle, s’est servi de son art comme un exutoire. C’est peu de temps après la mort de sa mère, avec qui elle entretenait un rapport fusionnel, que lui est venue l’idée, de façon tout à fait naturelle, d’écrire cette bande dessinée. Elle qui dit détester le premier degré, est parvenue à faire d’une expérience tragique et pénible un récit vivant, bourré d’humour et presque joyeux, mais qui n’en reste pas moins poignant. De la part de celle qui chapeaute aujourd’hui le Psykopat avec son fondateur de père, Paul Karali (alias Carali), on ne pouvait s’attendre à quelque chose de plombant. Et pourtant. Car cette femme extraordinaire, qui perd son compagnon Sylvain, emporté également par la maladie en début d’ouvrage, sera à son tour touchée par le cancer seulement trois mois après. On se pince pour croire qu’une telle injustice puisse ne pas sortir tout droit d’un mauvais mélo. C’est ce qui rend la chose unique, et le lecteur peu enclin au pathos ne s’en plaindra pas. L’excellente idée qu’a eue Mélaka, elle qui rêvait de produire un livre avec Gudule, a été de piocher dans les écrits de sa mère et de les insérer dans son récit après les avoir mis en dessin, comme si réellement l’ouvrage avait été écrit à quatre mains. Et pour plus de clarté, un judicieux code couleur permet de distinguer les deux auteures : sépia quand la narratrice est Gudule, bleu quand il s’agit de Mélaka. Il faut dire que les anecdotes de Gudule contribuent pour beaucoup à la légèreté du récit. Souvent cocasses, ces tranches de vie révèlent le côté gaffeuse d’une personnalité qui avait fini par s’en accommoder en riant d’elle-même. On découvre également un esprit libre et combattif qui voulait s’affranchir d’une éducation religieuse stricte et de tous les dogmes d’une manière générale. Et puis il y a aussi le dessin, dont la rondeur burlesque rappelle un certain Matt Groening, apporte une belle fraîcheur au récit.
Sous les bouclettes se révèle non seulement un vibrant hommage d’une fille à sa mère (« un cri d’amour, un cri d’adieu » dit Mélaka en préface), mais un témoignage généreux et bouleversant qui touchera tout le monde de près ou de loin. Sa portée est puissante, comparable sur le thème de la maladie à L’Ascension du Haut-mal de David B.. Enfin, on ne saura refermer cette chronique sans citer Castor, le dernier grand amour de Gudule, qui aura accompagné cette dernière jusqu’à la fin, avec tendresse et dévouement. Celui qui fut son « ange gardien » – la rencontre se produit peu de temps après la mort de Sylvain -, lui aura évité la double peine de terminer ses jours dans un hôpital. Mélaka lui a d’ailleurs très légitimement dédié cet album, énorme coup de cœur il va sans dire.
Sous les bouclettes
Scénario : Mélaka & Gudule
Dessin : Mélaka
Editeur : Delcourt
Collection : Encrages
256 pages – 18,95 €
Parution : 11 avril 2018
Extrait p.113-114 – Gudule évoque les « feuilletons imaginaires » de son enfance :
Durant toute mon enfance, et même bien au-delà, je « pensais » avant de m’endormir. En fait, je me racontais des histoires, et cet exercice mental, non content de stimuler mon imagination, m’apportait un immense plaisir. Mes feuilletons imaginaires se complexifiaient chaque fois, de sorte que je m’endormais souvent avant leur dénouement.
Un soir, comme tante Irma souffrait d’insomnies, je lui dévoilai mon secret. Mais au lieu de me remercier, elle s’exclama : « Il faut que tu perdes très vite cette mauvaise habitude ! C’est dangereux de trop réfléchir. Ça creuse des trous dans la cervelle !! »
Imaginez mon trouble ! Mon occupation vespérale, que je croyais bien innocente, était, en vérité, un genre de maladie qui me rongeait la tête comme une souris ronge un gruyère !!
Déstabilisée par ces révélations, je fis alors barrage aux belles aventures qui peuplaient mes nuits…
C’était, je le suppose, le but de tante Irma qui, en vieille puritaine qu’elle était, devait craindre les pensées impures qui hantent l’inconscient des jeunes filles prépubères. Résultat : à force de m’évertuer à faire le vide, je devins moi aussi, insomniaque.
Dès lors, en dépit du risque encouru, je repris mes exactions nocturnes, qui, par la suite, engendrèrent des contes, des romans… Bref, m’ouvrirent les portes d’une carrière littéraire.
Carrière qu’interrompit, à 60 ans passés, une lésion cérébrale… Après tout, tante Irma avait peut-être raison…
