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Si la fin du tome 1 nous avait un peu laissé dans l’expectative, Les Nouveaux Russes nous remet avec bonheur dans les rails de cette fresque bouillonnante se déroulant dans une Russie post-soviétique cabossée et en proie aux charognards…
Depuis le règlement de compte infligé par Troubetskoï, Lavrine a disparu des radars. Ce dernier trouvera-t-il des âmes charitables pour le sortir du trou paumé où le parrain de la mafia moscovite l’a consigné, fauché et avec deux doigts en moins ? Slava quant à lui s’inquiète pour son ami. Tandis que son flirt avec Nina passe de moins en moins inaperçu, son fiancé, Arcady, commence à avoir des soupçons. Mais la priorité reste de mettre la mine à l’abri des vautours qui se moquent de la voir fermée. C’est ainsi que Slava avait pris l’initiative de demander de l’aide à Troubetskoï. En effet, celui-ci l’avait soutenu à l’époque où il était encore étudiant, mais n’a guère apprécié de se faire doubler par Lavrine, autre vieille connaissance qui commit l’erreur de faire cavalier seul…
Si Après la chute m’avait laissé indécis, tout en en reconnaissant les qualités, je dois avouer que Les Nouveaux Russes, second volet de cette trilogie, m’a définitivement rassuré. Une seconde lecture du premier tome a même été salutaire (eh oui, il arrive que parfois on ne soit pas dans le bon « mood »), du fait sans doute que j’étais déjà plus familiarisé avec le récit et les personnages.
Avec cet épisode, force est d’admettre que l’histoire est désormais bien calée sur ses rails, et que le plaisir de lecture s’en trouve renforcé. Certes, depuis le début, l’histoire en question est un peu complexe, et il faut bien avoir en tête tous les personnages, assez nombreux, ainsi que les ressorts de l’intrigue avec toutes ces petites combines des rapaces mafieux qui, dans la période des années 90, dépeçaient avec enthousiasme le cadavre de l’énorme bête qu’était l’Union soviétique. C’était sans compter sur le talent de Pierre-Henry Gomont… Mais j’hésite à utiliser trop de superlatifs, ça ne serait pas bon pour son ego s’il devait lire ce papier et après il risquerait de vriller en mode diva…

Alors comment le dire de façon raisonnable ? Cet auteur, on ne l’avait pas trop vu venir, lui qu’on pensait davantage fait pour le roman graphique (je pense en particulier à ces deux bijoux que sont Pereira prétend et Malaterre), et le voilà qui déboule il y a deux ans avec cette série en trois volets. Comme on n’est pas là pour se mentir, on peut dire sans trop se tromper que les séries BD sont la plupart du temps créées pour des raisons mercantiles, l’objectif étant de fidéliser le lecteur grâce à des copier-coller de formules qui ont déjà marché, souvent en moins bien. Mais comme Gomont ne semble rien faire comme personne, ce n’est pas lui qui s’est mis ici au service de la série, mais plutôt l’inverse. Déjà adulé par la critique, il décroche avec Slava la timbale du succès public, ce qui lui permet de s’installer dans la cour des grands, ou si l’on préfère, le cercle fermé des auteurs populaires et talentueux.
Gomont coche toutes les cases, jusqu’ici en tous cas, pour faire de Slava une « prestigieuse saga de bande dessinée », quasi historique, autant pour le fond que pour la forme. Oui, Slava, on ne va pas y aller par quatre chemins, c’est du lourd.
D’abord par la narration hyper travaillée, qui voit les protagonistes confrontés aux situations les plus périlleuses, dans un monde où tout part en sucette, un monde gangrené par les mafias qui se partagent les restes d’une utopie soviétique en ruine. Un contexte atroce auquel Gomont a choisi d’adjoindre un peu de burlesque pour éviter de plomber totalement l’ambiance, ce qui pouvait rapprocher Slava de La Fuite du cerveau, une comédie déjantée de bon aloi sur un célèbre génie scientifique, Einstein, mais la comparaison s’arrête là. Dans Slava, il y a un vrai souffle, de tout ce qui peut composer une aventure, avec aussi une pincée de conscience sociale à travers l’histoire de cette mine que les ouvriers veulent maintenir en vie, à l’abri des rapaces sans foi ni loi. Car le récit parle aussi de cela, de cette avidité reptilienne caractéristique de l’être humain, poussée aujourd’hui à son paroxysme avec le capitalisme financier et qui ne cesse de conduire l’humanité vers le précipice depuis qu’elle existe. Et puis il y a tout de même, telle une jolie fleur née sur le fumier, cette magnifique histoire d’amour entre Slava et Nina, parce que oui, bien sûr, que serait ce monde de brutes sans amour…

L’autre grande originalité de ce récit, qui le distingue encore davantage, si besoin était, est d’avoir pris le contrepied des productions mainstream en situant l’action dans cette Russie postsoviétique au lieu des sempiternelles références étatsuniennes. Un peu à la manière de Serge Lehman, qui « milite » à travers son œuvre pour la réintégration de notre bonne vieille Europe dans la pop-culture.
Et puis le dessin, bien sûr… j’ai déjà eu longuement l’occasion de dire tout le bien que je pensais du travail graphique de Pierre-Henry Gomont. Notamment ce sens du détail pertinent pour imprimer une ambiance, allié à un minimalisme astucieux quand il s’agit de souligner les états d’âme des personnages ou un comique de situation, avec toujours ce trait agile et élégant…
En un mot comme en cent, une fois Les Nouveaux Russes refermé, on regretterait presque de savoir que l’histoire trouvera sa conclusion au prochain tome. En même temps, on réalise qu’on est devenu totalement accro et on a hâte d’en connaître l’épilogue…
Slava, tome 2 : Les Nouveaux Russes
Scénario & dessin : Pierre-Henry Gomont
Editeur : Dargaud
112 pages – 22,50 €
Parution : 25 août 2023
Extrait p.40-43 : Slava évoque son ami Lavrine, « chenille sympathique et dodue » ayant achevé sa mue et laissant « place à un animal autrement inquiétant » :
« Sur le chemin du retour, il se plonge dans les calculs. Il a subtilisé quelque 210 000 roubles aux glaiseux qui l’ont accueilli. Si, avec cette mise de départ, il parvient à mettre la main sur, disons, une centaine de vouchers, il se retrouve – virtuellement – à la tête d’un million. Et encore, c’est une hypothèse basse, des vouchers, il va en récolter bien plus qu’une petite centaine.
Rapidement, il pourra mettre la main sur une petite usine. En appliquant le théorème de Morkhov, selon lequel des sociétés acquises à vil prix peuvent être désossées et leurs actifs revendus.
Mon dieu. Il entrevoit des effets de levier d’une ampleur considérable, ne pas s’enivrer de ces chiffres imaginaires, garder les pieds sur terre. Il n’a plus un sou ni une minute à perdre. Finis les ronds de jambe, terminés les bobards de camelot, exit les garde-robes sophistiquées et les hôtels de luxe. Il part sur les routes.
Tel Tchitchikov, le héros de Gogol, parcourant la Sainte Russie perché sur sa britchka, Lavrine entreprend une tournée qui va l’occuper pendant des mois. Il toque à toutes les portes, s’invite à toutes les tables et, infatigable, achète. Et comme Tchitchikov, ce qu’il prise, ce sont d’insignifiants petits bouts de papier, des certificats qui n’ont de valeur que pour l’administration, et les escrocs. C’est une manne inespérée, les Russes se débarrassent des vouchers comme s’il leur brûlaient les doigts. »


