De toutes les matières, c’est la grise qu’on préfère

La Fuite du cerveau © 2020 Pierre-Henry Gomont (Dargaud)

Qui se souvient que le cerveau d’Einstein fut volé à sa mort ? S’inspirant de ce fait historique « relativement » méconnu, Pierre-Henry Gomont nous propose une fiction pleine de fantaisie, où burlesque rime avec finesse.

Alerte ! Le cerveau du professeur Einstein, tout juste décédé, vient d’être dérobé, provoquant l’émoi dans la communauté scientifique. Bien sûr, on pouvait se douter que le cerveau du plus grand génie de tous les temps susciterait la convoitise. Notamment celle du Dr. Stolz, piètre médecin ayant échoué dans les sous-sols du prestigieux hôpital de Princeton pour y conduire les autopsies, qui n’a pas manqué d’y voir une opportunité pour accéder à la notoriété ! C’est alors une course poursuite échevelée qui va s’engager entre les autorités et le voleur

Si le retour de Pierre-Henry Gomont était des plus attendus en cette rentrée, c’est un retour en fanfare et en grande forme qui se manifeste à travers cet album placé sous le signe du burlesque. En s’inspirant d’un fait réel – le vol du cerveau d’Einstein en 1955 – comme point de départ de son récit, l’auteur nous emmène dans une course folle à travers les États-Unis, où le Dr Stolz, détenteur de la « matière grise » du célèbre scientifique, n’aura de cesse de tenter d’échapper à ses poursuivants du FBI, le bocal contenant le précieux « Graal » sous le bras…

Pour l’occasion, le trait de Gomont se fait encore plus vif et nerveux qu’à l’accoutumée, accentuant le rythme effréné de cette comédie déjantée. Les corps se tordent en des angles improbables, les jambes s’étirent démesurément pour mieux courir, et les visages se déforment dans des expressions hallucinées, comme dans un dessin animé digne de Tex Avery. L’image marquante de cette histoire restera celle d’un Einstein mi-fantôme mi-héros de BD au crâne évidé, contemplant d’un air un peu crétin son propre cerveau flottant dans un bocal, puis pour passer inaperçu aux côtés de Stolz, sera affublé d’une casquette de base-ball, symbole vestimentaire fétiche d’une certaine beaufitude yankee…L’autre jolie trouvaille est de voir le professeur, par suite de l’ablation de la zone du langage sur son cerveau (l’aire de Broca), s’exprimer par images. Et quoi de mieux que la BD pour raconter cela ?

L’air de rien, Pierre-Henry Gomont s’est quelque peu documenté pour produire La Fuite du cerveau, nous livrant une conclusion pour le moins étonnante qu’il serait déplacé
* de révéler ici. Cette excellente comédie macabro-surréaliste, non seulement drôle mais également fascinante, parce que traitant d’un sujet des plus fascinants : la grosse éponge peu ragoûtante emprisonnée dans notre crâne, siège de toutes les créations humaines. Très modestement, l’auteur de Malaterre met son envie de « broder ces quelques pages en tous points indignes du génie humain dont il est question (…) sur le compte des mystères insondables que recèle le cerveau humain ». Juste peut-être, comme il le dit, un « besoin vital, et parfois frénétique, de raconter des histoires. Des histoires vraies, comme des histoires fausses ».

La Fuite du cerveau
Scénario & dessin : Pierre-Henry Gomont
Editeur : Dargaud
192 pages – 25 €
Parution : 18 septembre 2020

Extrait p.49 – Le « fantôme » Einstein, en tentant d’utiliser à distance son cerveau conservé dans le bocal dérobé par Stolz, a provoqué son échauffement à un point critique. Se remettant de ses émotions, il se confie à Stolz lors d’une séquence métaphorique où on le voit chevaucher un pur-sang :

Einstein — [Mon cerveau] s’est mis à patiner sur un bête calcul différentiel. J’avais l’impression de cravacher un vieux bourricot qui refuse d’avancer. Cravacher cela même que, toute ma vie, je me suis évertué à brider et à contenir. C’était comme monter un cheval prêt à s’emballer à tout instant. J’ai dû lui tenir la bride courte. Je me suis toujours méfié de cet organe. C’est vertigineux, n’est-ce pas ?… se méfier de son propre cerveau. On se demande… qui se méfie de qui, alors ? C’était une bête agile et puissante. Mais capricieuse. Et je n’ai jamais su qui, d’elle ou de moi, décidait des chemins que nous empruntions. Elle m’a emmené plus loin que je ne pouvais l’espérer. J’ai avec elle découvert des terres en pionnier. C’est un sentiment exaltant. As-tu déjà connu cela ?
Stolz (apparaissant sur un âne terrifié dans une descente abrupte) Moi ? Pas vraiment, non…
Einstein — Penses-tu que le cavalier décide de quoi que ce soit ? Au mieux, il tente de freiner la course folle à laquelle il assiste. Impuissant. Grisé par la vitesse. Il croit tenir les rênes, mais en vérité, il s’y cramponne comme il peut. Les moments les plus merveilleux de ma vie de chercheur…
Stolz — Bien sûr. D’accord. Du calme.
Einstein — … ce sont des idées qui me sont apparues dans la blancheur éclatante de leur vérité. Des idées sans mots. Le pur jaillissement de la pensée en images. Ce qu’il faut bien se résoudre à appeler par son nom : UNE EPIPHANIE. Ce furent des moments d’une grande émotion. C’était la tête et le cœur. J’ai exigé de lui tant d’efforts, je l’ai contraint, forcé, brusqué. Et il n’a répondu que malgré moi, quand je ne l’attendais plus. Après des mois d’une recherche infructueuse, frénétique, épuisante. Les gazettes ont construit le mythe d’un cerveau surpuissant. J’étais pour eux une espèce d’athlète du calcul. Un prodige de fête foraine. Je n’ai été que le spectateur fortuit d’une pièce miraculeuse qui s’est jouée sans moi. Quelque part. Dans un recoin obscur de mon esprit. Mais désormais, ma cervelle n’est plus qu’une vieille bourrique déliquescente…

La Fuite du cerveau © 2020 Pierre-Henry Gomont (Dargaud)

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