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Bonne nouvelle : Fabrice Neaud revient à la vie après une traversée du désert liée à sa relation douloureuse avec un ami. Il raconte ici son année 1996, se montrant plus disponible pour des amitiés purement professionnelles, n’ayant pour autant rien perdu de sa lucidité.
Avec ces Riches Heures, Fabrice Neaud poursuit son impressionnant journal « introspectif ». Le chapitre douloureux où il évoquait sa relation « amoureuse » difficile avec le « Doumé » semble définitivement clos. L’auteur semble plus apaisé et ce tome annonce un retour progressif à un quotidien délesté des passions orageuses. Il reprend doucement goût à une vie sociale à la fois plus riche et plus distanciée, où les amitiés se sont substituées à la vénération obsessionnelle, bilatérale et stérile, d’un seul être.
S’il est difficile de résumer ce quatrième tome du Journal de Fabrice Neaud, dernière pièce du cycle Esthétique des brutes réédité par Delcourt en 2022, la couverture, en plus du titre aux accents positifs, le fait plutôt bien. L’auteur s’y représente avec un papillon effleurant sa joue, son visage exprimant un mélange d’étonnement et d’amusement. Et quoi de mieux que le plus beau de tous les insectes pour symboliser la légèreté et la métamorphose ? Cette année 1996 intitulée Les Riches Heures peut ainsi s’envisager comme un point de basculement, un nouveau départ de Fabrice, après sa relation tumultueuse avec Dominique où il aura perdu quelques plumes…
Ainsi, Neaud revient à un format narratif plus dilué, qui n’est plus centré seulement autour d’un personnage, l’objet (l’homme-objet ?) d’une passion, quelque chose qui s’apparenterait plus à un journal « ordinaire », où les soubresauts amoureux font place à un quotidien plus homogène. De manière significative, le récit s’ouvre sur une évocation du Pays basque, une véritable déclaration d’amour, principalement géographique et moins risquée cette fois ( !), pour une région où l’auteur se plaît à arpenter la campagne et les douces collines. Dans une longue séquence muette et contemplative, le lecteur se voit immerger dans une nature réconfortante où la beauté se décline à toutes les échelles, de la plante la plus fragile aux ciels prodigieux des Pyrénées avoisinantes.
La suite du livre nous parle en quelque sorte de son processus de « reconstruction », en alternant des portraits de ses connaissances, amitiés nouvelles et potentielles via le fameux « Poney Club », prétexte à des discussions enflammées entre « collègues » autour d’un apéro ou d’un gueuleton. D’autres scènes aléatoires s’égrènent au fil des pages. Les anecdotes les plus banales ouvrent la porte à mille et une réflexions de la part de l’auteur, qui ne fait que confirmer son regard pénétrant sur les choses. En vrac, il y parle de la « pudeur » et de ses « malentendus », des relations humaines dans le cadre d’un groupe, de la perception d’un individu biaisée par les codes socioculturels, de l’amitié, ce « sentiment qui se manifeste mais ne s’énonce pas »… Bref, difficile de tout énumérer mais cela reste toujours passionnant, même quand parfois le sujet est plus pointu. Quant aux souvenirs de ses relations passées, ils y sont peu évoqués, de façon assez compréhensible, l’auteur ayant choisi de s’abriter derrière ses amitiés professionnelles.

En les rattachant à son vécu, Fabrice Neaud aborde des problématiques humaines et philosophiques, à la base peu conçues pour le divertissement, et pourtant celui-ci parvient étrangement à nous captiver malgré la densité de l’ouvrage et son épaisseur qui pourrait faire peur (plus de 200 pages tout de même). Alors comment l’expliquer ? Ce qu’on apprécie particulièrement chez cet auteur, c’est l’honnêteté et la franchise avec laquelle il se livre, sans fards, parfois crument, sans pudibonderie de midinette. Et cette fameuse thématique de la pudeur qui lui tient tant à cœur, il la développe savamment en partant de sa libido qu’il a mis en veilleuse (en ne conservant que les fantasmes) pour déboucher sur la fascination qu’il éprouve vis-à-vis d’un acteur porno gay ayant suspendu sa brillante carrière de culturiste. Neaud met sa talentueuse patte au service de sa passion pour les corps nus de « brutes viriles » (et je serais le dernier à m’en plaindre…). Son dessin réaliste en noir et blanc reste superbe, dénué de vulgarité, et reste sexy tout en évitant de faire appel aux instincts bassement lubriques. La pornographie, les bites et les culs musclés, il les honore avec classe, y va franco et détruit toutes les culpabilités propres aux homosexualités refoulées ou non assumées. Un véritable travail de salut public.
Plus globalement, Fabrice Neaud nous happe dans son journal, non seulement par sa sincérité et son audace. La diversité des questions abordées n’a d’égale que la fantaisie avec laquelle il illustre ses propos. Par l’humour dont il fait preuve ici et qui était moins flagrant auparavant, on a réellement le sentiment qu’il est passé à autre chose, un humour souvent caustique qui insuffle une certaine légèreté (de papillon ?) par rapport à la tournure « mélodramatique » des précédents tomes. L’auteur parvient ici à canaliser ses agacements avec des représentations plus « cartoonesques », pas de doute, ses chakras se sont ouverts… C’est sans doute aussi pour cette raison qu’il a choisi le véhicule de la bande dessinée, qui permet d’exprimer si bien des sentiments antagonistes lorsque comme ici l’alliance du texte et du dessin fonctionne à plein.
Au final, ce dont nous fait part Fabrice Neaud ici, c’est son amour de la vie. Comme il le dit très bien dans les premières pages, « dessiner, c’est aimer ». Et cet amour, tout lecteur normalement constitué devrait le sentir à chaque page. Au bout de quatre tomes, ce Journal est véritablement devenu un ami. Et c’est avec une impatience très peu feinte que l’on attend la sortie cet automne, plus de vingt après (!), du cinquième tome (Les Guerres immobiles), car oui, la bonne nouvelle, c’est que l’artiste a décidé de remettre les couverts, et là on sera reparti pour un nouveau cycle intitulé Le Dernier Sergent !
Esthétique des brutes – Journal 4 : Les Riches Heures
Scénario & dessin : Fabrice Neaud
Editeur : Delcourt
224 pages –
Parution : 14 septembre 2022
Edition originale parue chez Ego comme X en 1999
⇒ Lire la chronique du Journal 1 & 2
⇒ Lire la chronique du Journal 3

Extrait p.63-65 :
La pudeur… C’est sidérant le nombre de mots que les gens emploient sans savoir de quoi ils parlent.
La pudeur, mais c’est quoi ? Ne pas évoquer le sexe ? Nous n’en sommes plus tout à fait là, heureusement…
Alors quoi ? La pudeur des sentiments ? « Ne pas déborder » comme l’écrit Schneider* ? C’est sûr qu’avec une définition pareille, écrire ou — pire — dessiner son autobiographie devient un geste proprement impudique.
Pourtant, écrire, dessiner, mettre en forme, « faire œuvre », n’est-ce pas le lieu même de l’artifice ? Du détour ? De la médiation contre l’immédiateté abrupte des sentiments ? Et par le jeu de la médiation, ne court-circuite-t-on pas le risque d’impudeur ? Ne dissimule-t-on pas davantage que l’on montre ? L’écran, de cinéma comme de la toile peinte, ne font-ils pas justement, écran ?
En filmant, en écrivant, en dessinant, je jette un voile sur le réel, je mets une distance, je place un écran entre vous et moi, je porte un masque… Hypocrisie ! diront certains. Haine du peuple ! qui n’est pas armé ou affronter ou appréhender ce genre de subtilités, diront les autres.
Peut-être. Mais l’art n’a jamais eu pour vocation d’être démocratique. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir d’art « populaire ». C’est un contresens.
Que l’éducation, l’école, que le reste de la société aient pour rôle d’assurer la pédagogie, sans aucun doute, que le bon « peuple » acquière ici les armes d’appréhension et de maîtrise du réel, quoi de plus normal ? Il ne saura que mieux jouir de ce que l’art lui propose. Il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger des chercheurs en physique fondamentale que leur objet d’étude et ce faisant, le résultat de leurs recherches, soient à la portée de tous.
Eh bien, les artistes sont des chercheurs en esthétique fondamentale… Leur objet d’étude s’applique aussi à tout le réel et notamment à nos conditions de perception. Il est normal que le résultat de leurs recherches dépasse un entendement dépourvu des outils adéquats… Tous ceux qui prétendent le contraire ne sont que des publicitaires. Ils veulent vendre leur produit.
Quant à l’hypocrisie, nous savons qu’elle n’est que la traduction populaire de l’antique politesse. Et qu’est-ce qui s’y oppose, avec sa plus verticale rudesse, si ce n’est la populaire « franchise » ?
Franchise ? « Dire ce que l’on pense ouvertement, sans détour, sans artifices » ? Le contraire de l’art en effet. Et dire ce que l’on pense, « ouvertement », sans détour, sans artifices », ça ne vous rappelle rien ?
L’impudeur.
Dire ce que l’on pense, ouvertement, sans détour, sans artifices, oui, mais dans un film, dans une peinture, dans un livre. Être franc, oui, mais au sens premier du terme, métaphysiquement libre, et non pas franc dans le petit sens de dire ce que l’on pense comme ça vient, IM-MEDIATEMENT, impudiquement, dans une « discussion » devenue le premier lieu endémique de la rumeur. Un livre, une œuvre, ne peuvent pas répandre de rumeurs, puisqu’on ne « discute » pas avec eux, et qu’ils sont à eux seuls l’émission et la source.
* Monique Schneider, psychanalyste et philosophe française


