Lovecraft n’était pas connu pour être un gai luron, et on le comprend avec cette biographie où la réalité affronte la folie sur un champ de bataille fantasmagorique, où un art pictural surchargé de démons communique à plein avec le neuvième art. Un hommage cauchemardesque au maître de l’horreur.

Temps de lecture ≈ 2 mn 15
Howard Philipps Lovecraft n’est pas un enfant comme les autres. Solitaire, il semble avoir hérité de la folie de ses parents. Abreuvé des histoires de fantômes de son grand-père et de la littérature morbide de la bibliothèque paternelle, il se créé un univers chimérique peuplé de monstres. Mais quel est donc ce vieux grimoire, le Nécronomicon, un livre mystérieux qu’il a découvert dans le bureau de son père et qu’il dissimule jalousement aux yeux de sa mère par peur qu’elle ne le détruise ?
D’abord paru en France en 2004 aux éditions Soleil, ce titre ressort aujourd’hui avec une nouvelle présentation et une nouvelle traduction, grâce à la passion du petit éditeur iLatina qui vient d’en acquérir les droits. Et pour cause : il s’agit quasiment de la seule biographie en bande dessinée consacrée à l’un des pères-fondateurs de la littérature fantastique, si l’on excepte celle parue chez 21g en 2018, Howard P. Lovecraft : celui qui écrivait dans les ténèbres.
H.P. Lovecraft fait partie de ces auteurs qui ont largement imprégné la pop-culture. Ces œuvres sont toutes traversées par cette même mythologie évoquant un univers parallèle où des monstres géants, les Grands Anciens, s’apprêteraient à quitter les entrailles de la Terre pour submerger notre monde familier, à la faveur d’un livre maudit, le Nécronomicon. Des créatures effrayantes dont les émissaires viennent de temps à autres hanter les souterrains obscurs de nos cités.
Né à la fin du XIXe siècle, le romancier américain n’avait rien d’un joyeux drille, étant même sujet à des terreurs nocturnes et à la dépression nerveuse, tout comme ses parents avant lui. Doté d’un don de double vision, son père lui-même fut interné pour démence alors que H.P. (ça ne s’invente pas) n’avait que trois ans. Ce contexte familial l’a sans nul doute beaucoup influencé dans ses écrits, où les protagonistes sont régulièrement terrifiés en découvrant l’envers cauchemardesque de notre réalité rassurante. D’autant que le jeune Howard paraît avoir hérité lui aussi du don maudit du paternel…
Cette biographie romancée parvient à faire le lien entre la trajectoire « officielle » de Lovecraft et son imagination débordante, obsessionnelle jusqu’aux frontières de la folie. L’écrivain devient ici l’un des héros de ses romans. Dans une sarabande inquiétante, les séquences oniriques viennent assaillir les passages plus réalistes, prétexte à deux styles graphiques différenciés. Plus précis et plus expressif dans le second cas, Enrique Breccia privilégie dans son trait les contours de forme avec une patine croisillonnée, mais dans le premier, se débride dans une approche plus intuitive, très picturale, avec des tonalités étonnamment chatoyantes pour dépeindre un univers sombre, presque un peu trop criardes par moments, irions-nous jusqu’à dire « datées » ? Pourtant, il faut bien l’avouer, certaines planches, avec leurs décors dantesques qui nous laissent dans un état d’extase, pourraient aisément figurer dans une expo surréaliste mêlant « dark fantasy » à des peintres comme James Ensor, Francis Bacon, Goya ou encore Füssli (certaines images décrivant les fameuses terreurs nocturnes de Lovecraft semblent être inspirées du célèbre tableau Le Cauchemar). C’est du grand art, tout simplement, tout au plus pourra-t-on regretter une couverture ne reflétant pas vraiment son contenu.

La narration de Keith Giffen, assisté de Hans Rodionoff (bouleversé dans son enfance par un exemplaire du Nécronomicon, peut-on lire en fin d’ouvrage), respecte la biographie officielle de l’écrivain, jusqu’à son retour à Providence où il vécut jusqu’à sa mort, cette ville où il s’identifiait totalement. On ne peut pas dire qu’on est saisi par l’effroi avec cette lecture mais globalement, le récit reste d’une bonne fluidité malgré ses digressions récurrentes dans le fantastique, et le lecteur devra peut-être posséder une certaine connaissance de Lovecraft pour faire la part des choses.
L’ouvrage d’origine étant devenu très difficile (ou assez cher) à trouver, on salue l’initiative d’iLatina d’avoir remis en lumière cette œuvre-hommage, laquelle satisfera autant les fans du maître que les lecteurs désireux de se familiariser avec son univers et en savoir un peu plus sur sa vie.
Lovecraft
Scénario : Keith Giffen & Hans Rodionoff
Dessin : Enrique Breccia
Editeur : iLatina
144 pages – 29 €
Parution : 13 janvier 2023
Pour la première édition chez Soleil : avril 2004
Extrait p.64 – Lovecraft, confronté au scepticisme du magicien Houdini :
Lovecraft — Je dois reconnaître, M. Houdini, que j’ai été impressionné par votre performance de ce soir.
Houdini — Merci, M. Lovecraft, j’aimerais pouvoir en dire autant de vos écrits. Non pas par manque de style ou de technique. Vous semblez avoir une bonne connaissance de l’anglais mais, en général, je trouve vos sujets ridicules.
Lovecraft — Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps.
Houdini — Asseyez-vous, s’il vous plaît. Je n’avais pas l’intention de vous offenser. Excusez ma franchise. C’est juste que j’ai passé ma vie à démasquer le genre de gloubiboulga surnaturel qui semble se cacher derrière vos histoires. Je comprends que vous avez été enfermé dans ce genre d’histoires par le magazine d’Edwin. Mon but est de vous sortir, vous et Weird Magazine, de cette ornière. De créer quelque chose de plus profond. Vous êtes certain que vous ne voulez pas sortir manger un bout ? C’est moi qui offre. Ils ont ouvert un excellent resto de fruits de mer à deux cent mères d’ici…
Lovecraft — Non merci, je… je ne mange pas de fruits de mer. Je ne les digère pas.
Houdini — A votre guise.
Lovecraft — Et comment comptez-vous créer ces… travaux plus profonds ?
Houdini — Une série d’histoires à propos de mes voyages autour du monde à démasquer mythes et superstitions de chaque coin du globe. Ensemble, nous pouvons être la lumière de la raison par laquelle les gens découvriront la vérité.
Lovecraft — Alors vos buts sont les mêmes que les miens. Je veux seulement montrer aux gens la vérité dans laquelle je vis.
Houdini — Grotesque ! Vous espériez vraiment que je croie que vous vivez dans un monde habité par les créatures que vous décrivez ?
Lovecraft — Je vis dans le même monde que vous. Je vois juste des choses qui se trouvent en dehors du domaine de la compréhension.
Houdini — M. Lovecraft, bien que j’apprécie terriblement votre imagination, je commence à croire que vous êtes aussi totalement absorbé par vos fantaisies, ou que vous êtes malade.

Bonjour ! Merci pour ce bien bel article. Il existe une autre biographie de Lovecraft en BD : « Celui qui écrivait dans les ténèbres » d’Alex Nikolavitch chez 21G editions.
https://21g.fr/catalogue/lovecraft/
J’aimeAimé par 1 personne
Merci pour cette précision, cela m’avait échappé. Je viens de procéder à un rectificatif !
J’aimeJ’aime