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Pour les fans de macabre urbain et de sombres cauchemars, ce recueil de nouvelles du Japonais Junji Itō donne un parfait aperçu de son œuvre prolifique. Bienvenue au pays de l’antizen ricanant !
Depuis quelques années, Junji Itō est devenu l’auteur à la mode hors des frontières japonaises. Récompensé à plusieurs reprises par les Eisner Awards, ses œuvres font également l’objet de rééditions et d’adaptations sur Netflix. Lors de la dernière édition du Festival d’Angoulême, son travail a été mis en lumière de façon exhaustive dans le cadre d’une très belle exposition. Delcourt, qui a très bien flairé le vent, vient de publier à son tour cette anthologie « de luxe » réunissant dix histoires courtes dont certaines inédites, ainsi qu’une galerie d’illustrations en couleur.
Ce recueil constitue plutôt une bonne entrée en matière pour qui ne connaît rien du maître du manga d’horreur, fournissant un aperçu varié de ses productions passées. Entre légendes nippones et légendes urbaines, les récits de Junji Itō font naître un sentiment mixte chez le lecteur, se situant quelque part entre la fascination et une incrédulité teintée d’hilarité. Le mangaka n’a pas froid aux yeux et ne recule devant rien, résolu à mettre en images ses peurs les plus profondes, et si l’on y discerne de l’humour, c’est un humour grinçant comme les gonds usés d’une lourde porte se refermant sur le lecteur, saisi d’effroi quand il réalise soudain qu’il est pris dans un tombeau.
L’élégant trait semi-réaliste, très expressif, fait parfaitement ressortir l’imagination débridée de son auteur, qui n’hésite pas à outrepasser les limites d’une pudeur toute japonaise, nous interpelant sur l’image très lisse renvoyé par ce pays aux mœurs en apparence si policées. Et c’est peut-être bien ce que moque Junji Itō dans la nouvelle inaugurant le recueil, où les injonctions sociétales aussi grégarisantes qu’étouffantes sont détournées par un tueur en série qui prend un malin plaisir à coudre des monceaux de cadavres unis dans la mort… De même, La lécheuse, une tueuse qui transmet une maladie mortelle à ses victimes à l’aide de sa langue énorme et répugnante, en dit long sur l‘obsession hygiéniste au Pays du soleil levant. Itō montre aussi qu’il sait se moquer de lui-même en tant que fan, dans un hommage à son aîné Kazuo Umezu, auteur du shōnen « L’Ecole emportée », qui a déclenché chez lui sa passion pour le manga horrifique.

Comme souvent avec les recueils, le talon d’Achille est la disparité entre chaque récit. Histoires courtes n’y échappe pas complètement, même si globalement ces délires macabres sont de bonne tenue, mais la lecture peut s’avérer moins fluide par moments. Et de la part de l’auteur de ces lignes, généralement peu adepte des nouvelles, ces propos doivent s’envisager comme un satisfecit.
L’univers de Junji Ito, c’est un peu la rencontre de l’horreur et du merveilleux, parce que le merveilleux, ce n’est forcément une forêt enchantée où gambadent des licornes, c’est d’abord ce qui créé l’étonnement par son coté étrange et extraordinaire. Et cet univers évoque immanquablement un autre maître européen de l’horreur dans le neuvième art, en plus grinçant et plus grand-guignolesque encore, j’ai nommé Philippe Foerster, pendant belge du japonais, qui parvient avec brio à diffuser dans nos crânes ce si fascinant et glacial fluide.
Histoires courtes
Scénario & dessin : Junji Itō
Editeur : Delcourt
224 pages – 19,99 € (version numérique : 9,99 €)
Parution : 2 novembre 2022
Extrait p.140-141 (« Le Maître Kazuo Umezz et moi ») – Junji Ito évoque sa passion naissante pour le manga d’horreur :
« J’avais deux sœurs plus grandes que moi qui raffolaient de manga d’horreur… Parmi leurs albums, il y avait « La Maîtresse momifiée » de Maître Umezz. Je fus captivé dès les premières pages.
Une petite sœur enseignant dans une école religieuse se trouvait transformée en momie… Les beaux héros étaient agressés par la momie dans une atmosphère quasi érotique qui furent ma première expérience troublante.
Plus tard, les gentilles petites m’offrirent pour mon anniversaire l’album « La Demeure maudite ». Les traits singuliers de la petite Tamami, la cave de la grande demeure, avec guillotine et les armures occidentales, par exemple, déterminèrent ma vision du gothique d’horreur.
Quant j’eus de l’argent de poche, je décidais moi-même d’acheter dans l’unique librairie de notre bourg de province le premier tome de « Orochi ». Si je me délectais de la vigueur du trait, ce n’est qu’une fois devenu adulte que je pus saisir la profondeur de l’œuvre. »
