
Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, les représailles ne se sont pas fait attendre : guerre en Irak, ouverture de la prison de Guantánamo… Mohammed El-Gorani est une victime « collatérale » de cette guerre contre Al-Qaïda, dont il garde encore aujourd’hui les séquelles et les stigmates. Emprisonné à 14 ans dans les geôles de Bush junior, il fut finalement libéré au bout de huit longues années après avoir été totalement innocenté. Mais s’il pensait que ses galères allaient prendre fin une fois de retour dans son pays, il se trompait lourdement…
n témoignage rare qui met en lumière l’absurdité d’un système carcéral inique où le recours à la torture était la règle, celui de Guantánamo, initié par le va-t-en guerre George W. Bush, avec la complicité de certains gouvernements en échange de monnaie sonnante et trébuchante. Contrairement à la plupart des récits initiatiques qui peu ou prou finissent par s’approcher du Graal, celui-ci ressemble davantage à un cauchemar qui ne se termine même pas sur une note d’espoir… Mohammed El-Gorani, capturé de la façon la plus arbitraire à son adolescence par l’armée pakistanaise qui le revendit aux Américains, usé physiquement par huit années passées dans le camp loué à Cuba par les faucons US, pourchassé à sa libération par les gouvernements africains complices de la mascarade parce qu’ils redoutaient qu’il ne s’exprime dans la presse, a ainsi passé la plus grande partie de sa vie à combattre pour sa dignité et sa survie. Lui qui abordait la vie avec les plus grands espoirs pour sortir de la misère dans laquelle il était né, le constat s’avère extrêmement triste. Et pourtant, ce type n’a jamais courbé l’échine face à ses tortionnaires, ayant toujours clamé son innocence, et c’est sans doute aussi ce qui l’a aidé à tenir…
L’histoire, si elle peut parfois s’attarder sur des détails pas toujours pertinents, nous laisse néanmoins abasourdis, autant parce qu’elle révèle la cruauté sans limites de l’Homme qu’elle montre le courage incroyable de ce personnage, qui en devient un modèle de résistance pour chacun.
Par son minimalisme, le dessin noir et blanc, loin d’être désagréable, permet de rester centré sur le propos. Alors que le sinistre camp de Cuba n’a toujours pas fermé ses portes, plus de quinze ans après sa création et malgré la promesse de Barack Obama, Guantánamo Kid reste plus que jamais d’actualité dans un monde toujours sous la menace terroriste, où la démocratie semble constamment reculer face à une certaine montée des intolérances. D’autant qu’on ne peut pas prétendre que les témoignages des anciens détenus de la prison cubaine sont légion. Sans doute pour les raisons mêmes qui sont exposées dans ce livre, d’où l’image des États-Unis n’en sort pas grandie.
Guantánamo Kid – L’histoire vraie de Mohammed El-Gorani
Scénario : Jérôme Tubiana
Dessin : Alexandre Franc
Éditeur : Dargaud
172 pages – 19,99 €
Parution : 16 mars 2018

Extrait p.34-35 – Mohamed El-Gorani raconte son transfert vers Guantanamo :
« J’ai passé un mois sur cette base militaire américaine. C’est bien plus tard que j’ai appris que j’étais à Kandahar, en Afghanistan. Ils ont commencé à évacuer les prisonniers chaque nuit, par groupes de vingt. Ils nous ont déshabillés, rasé la tête et la barbe (à cette époque, j’étais trop jeune pour porter la barbe), puis ils nous ont battus. Ils nous ont habillés avec des vêtements oranges, menotté les pieds et les mains, mis des gants sans doigts pour qu’on ne puisse pas ouvrir les menottes. Ils nous ont aussi mis des lunettes complètement opaques et des casques antibruit sur les oreilles.
[Un garde hurle sur les prisonniers : « Les gars ! Vous partez pour un endroit où vous ne verrez ni le soleil ni la lune, où il n’y a pas de liberté, et où vous allez passer le reste de votre vie ! »]
Avec ça, je n’avais plus la moindre notion du temps. J’entendais la relève des gardes, sans doute toutes les heures. J’ai dû rester assis cinq heures, sur un banc, avec un autre détenu dans mon dos. Nous n’avions pas le droit de parler. Ceux qui criaient de douleur étaient frappés. Puis ils nous ont embarqués dans un avion. (…)
Le voyage a duré des heures. Ceux qui bougeaient ou qui parlaient étaient frappés. Nous avons atterri, je ne savais pas où. Ils nous ont mis dans un bus sans sièges, assis par terre. Je ne voyais toujours rien.
[Un garde : « You’re under arrest ! Si vous ne suivez pas les ordres, nous vous abattons ! »]
Nous n’avions eu ni eau ni nourriture pendant tout le voyage. Je me suis évanoui.
Quant j’ai ouvert les yeux, je n’avais plus de masque. Des voix me posaient des questions dans différentes langues. Il y avait des médecins autour de moi et j’avais une perfusion au bras. On m’a conduit à ma cellule. J’ai vu des soldats partout, de hautes clôtures métalliques. Ma cellule n’avait ni murs, ni toit, rien pour se protéger du soleil ou de la pluie. Seulement du grillage.
J’étais au camp X-Ray, à Guantánamo. »