
Avec ce projet ambitieux et au long cours que sont les Cités obscures, les deux démiurges belges Peeters et Schuiten ont contribué à donner à la BD ses lettres de noblesse en créant un monde vaste et complexe, ne négligeant aucun aspect qu’il soit géographique, historique, technologique ou architectural (un peu comme avait pu le faire Tolkien en matière de littérature). Chacun des épisodes peut se lire indépendamment les uns des autres mais tous restent reliés par un même fil rouge : l’univers parallèle des Cités obscures, inspiré de notre monde terrestre au XIXème siècle en mode futuriste (comme si Jules Verne en était le concepteur), avec des jours et des années de même durée mais avec un calendrier différent, avec des villes dont le nom évoque parfois celles que nous connaissons (Pâhry, Brüsel, Genova…), avec des êtres semblables qu’ils soient humains ou animaux…
Mises à part toutes ces différences de l’ordre du rationnel, cet univers est toujours d’une étrangeté troublante, car si certains aspects évoquent le nôtre par ses technologies, son architecture et ses administrations toutes aussi écrasantes les unes que les autres, le fantastique n’est jamais bien loin, toujours prêt à ouvrir une brèche dans les certitudes gravées dans le marbre. Pour tout lecteur normalement constitué, il s’agit d’une expérience unique, car à peine a-t-on le temps de s’habituer à l’univers proposé (chaque cité ayant sa spécificité) que déjà les murs se fissurent et le sol s’ouvre sous vos pieds, perturbant la logique qu’on avait cru pouvoir échafauder depuis le début du récit, vous projetant de nouveau dans une nouvelle dimension… un peu comme dans un jeu de poupées russes, dont chacune abrite le morceau d’un puzzle mystérieux et gigantesque. Les personnages quant à eux semblent évoluer dans un monde dont les enjeux leur échappent complètement, à la manière de marionnettes désincarnées… L’architecture tient aussi une place très importante dans l’univers des auteurs, au point d’apparaître souvent comme le personnage central.
Le dessin est tout à fait adapté à la philosophie de cette série, de par sa ligne claire, son style à la fois sobre, détaillé et rigoureux, avec des cases alternant les scènes les plus intimes avec les décors les plus grandioses. Un style qui pourra peut-être paraître désuet à certains, mais que d’autres pourront fort bien juger intemporel et poétique… Cela étant, les deux auteurs ne s’interdisent rien et au fil des tomes, explorent des techniques graphiques variées, passant du noir et blanc à la couleur, alternent les formats (à la française, à l’italienne, texte avec illustrations en pleine page, guide de voyage…).
Ces mondes obscurs parallèles peuvent être vus comme un miroir tendu au nôtre, comme une sorte d’image inversée, dont plusieurs thématiques traversent toute la série : l’étrangeté de notre monde, la solitude de l’être humain face à la machine administrative omnipotente et froide, l’architecture utilisée par le pouvoir politique pour tenir en respect les citoyens, la démesure architecturale vouée à l’échec, le grain de sable s’insinuant dans les rouages d’un système trop bien huilé, la croyance inébranlable envers le progrès, lui-même porteur des germes du chaos, la femme et la sensualité comme refuge face à un environnement inhumain…
Une série de grande qualité d’après moi incontournable pour tout amateur de bédé qui se respecte. D’ailleurs, si la bande-dessinée devait être enseignée un jour à l’université, je ne doute pas un instant que cette fantastique série fasse référence chez les enseignants… (mai 2012)
Les Cités obscures (12 tomes et 5 ouvrages divers parus de 1983 à 2009)
1 – Les murailles de Samaris (****) – Derrière les façades…
2 – La fièvre d’Urbicande (*****) – Quand l’insignifiant menace l’ordre établi
3 – La tour (*****) – Une fable sur l’arrogance
4 – La route d’Armilia () – Carnet de voyage vernien
5 – Brüsel (*****) – What goes up must come down
6 – L’enfant penchée (*****) – L’imagination contre la mesquinerie et la bêtise
7 – L’ombre d’un homme (****) – La vengeance d’une ombre…
8 – La Frontière Invisible, tome 1 (***) – Jeux avec frontières
9 – La Frontière Invisible, tome 2 (****) – La frontière est la mère de la guerre
10 – La Théorie du grain de sable (****) – Grain de folie
11 – La Théorie du Grain de Sable, tome 2 (****) – L’effet boomerang en pratique
12 – Souvenirs de l’éternel présent (*****) – Un livre pour enfants sombre et surréaliste
101 – L’archiviste (****) – Les portes de l’imagination
102 – L’écho des cités
103 – L’Affaire Desombres
104 – Le Guide Des Cites
105 – Voyages en utopie
Scénario : Benoit Peeters
Dessin : François Schuiten
Editeur : Casterman
♦ Angoulême 1985 : Alfred de la meilleure BD pour le tome 2 : La fièvre d’Urbicande