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A l’heure de la « post-vérité », dans une époque tourmentée qu’on finit par ne plus comprendre, Zone critique apparaît comme un ouvrage passionnant et essentiel, exigeant certes mais bénéficiant d’une belle respiration poétique. Un recadrage salutaire pour se donner du cœur au ventre.
Cet essai initié par le philosophe Bruno Latour (disparu en 2022) et mis en images par Philippe Squarzoni permet d’appréhender le monde en cette troisième décennie du XXIe siècle, un monde en plein bouleversement d’un point de vue politique, économique et environnemental, où les incertitudes vont croissant au sein de cette « zone critique », fragile couche d’existence où cohabitent les êtres vivants. Alors que la pandémie mondiale de Covid symbolise ce basculement vers un inconnu parfois anxiogène, les auteurs tentent de proposer des pistes de résilience.
Il faut bien l’avouer, l’ouvrage ici présent peut faire peur, voire carrément rebuter, en tout cas pour tous ceux qui envisagent la bande dessinée sous l’angle du pur divertissement. Il ne s’agit là rien de moins qu’un essai philosophique et politique, un registre plutôt rare dans le neuvième art, et les « vrais intellectuels » préféreront quant à eux se plonger dans des livres très consistants où le texte prime. Entre les deux, il y a les amateurs d’art visuel qui apprécient également des contenus invitant à la réflexion. Zone critique est de ceux-là. L’éditeur précise d’ailleurs que « Bruno Latour a toujours voulu représenter graphiquement ses propositions philosophiques et politiques, persuadé que les arts permettent de métaboliser la situation inédite dans laquelle nous nous trouvons. » C’est lui-même qui, particulièrement séduit par Saison brune, a fait appel à Philippe Squarzoni pour tenter de synthétiser ses deux ouvrages Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique et Où suis-je ? : Leçons du confinement à l’usage des terrestres. Et il est vrai que ce dernier, spécialiste de BD documentaire, excelle dans ce genre d’exercice.

Leur collaboration fut interrompue par la mort de Latour en octobre 2022, mais Squarzoni a poursuivi le projet, qui est devenu ainsi une sorte d’hommage au philosophe.
Pour tous ceux qui se sentent un peu largués dans ce monde qui ne semble pas toujours progresser vers un avenir radieux, Zone critique tente de rebattre les cartes. A l’heure du décervelage organisé des masses (et ses fameuses fake news qui prolifèrent sur les réseaux sociaux) et de la montée des « populismes » (terme autour duquel l’auteur place de gros guillemets), beaucoup peuvent ressentir une sorte d’angoisse, à l’image de la jeune femme représentée dans la première partie du livre. Atteinte d’éco-anxiété, celle-ci n’arrive plus à contempler que la lune à travers la mansarde d’une chambre de bonne où elle semble recluse, un masque sur le visage.
Toute en conservant son style photographique, Philippe Squarzoni a opté cette fois pour la couleur, et cela lui réussit plutôt bien. Visuellement c’est superbe, et les textes en voix off font parfaitement écho aux images qui dégagent un certain mystère, avec cette même jeune femme flottant dans l’espace, ballotée par ses états d’âme, sans contrôle sur son propre corps… De façon récurrente, l’auteur insère des encarts d’une iconographie variée (clichés d’actualité, graphiques divers, gravures historiques…) sur un arrière-plan représentant des rues inondées, une banquise en train de se craqueler ou encore des baleines échouées sur un rivage.
Comment appeler « rationaliste » un idéal de civilisation coupable d’une erreur de prévision si magistrale qu’elle interdit à des parents de léguer un monde habité à leurs enfants ?
Associé à ce dessin invitant de façon bienvenue le lecteur à prendre de la hauteur, le texte donne matière à méditer sur des sujets ultracontemporains dont l’enjeu est le devenir de nos sociétés, en proie à des menaces de tout ordre : politiques, économiques, écologiques… La narration s’articule autour des deux questions fondamentales exposées dans les deux ouvrages de Latour : Où suis-je ? et Où atterrir ? Car en effet, si tous nos repères d’une époque « rassurante » sont brouillés, il va bien falloir trouver un moyen d’en trouver de nouveaux pour s’adapter à cette ère d’incertitudes qui voit le sol se dérober sous nos pieds…
Auparavant, notre société était tiraillée entre deux pôles d’attraction, le global et le local. Le premier, le plus puissant, ayant pour horizon une globalisation séduisante, face à la tentation archaïque de se recroqueviller sur des traditions locales. Mais avec l’irruption de l’écologie, un troisième pôle est apparu, le « Terrestre », qui n’a rien à voir avec l’identité mais suppose une interaction de ce nouveau « territoire » avec nous-mêmes et chacune de nos actions. Cette notion s’est renforcée avec le confinement lié à la pandémie du covid, comme si le cadre était devenu « agent ». A nous de décider si l’on veut s’approprier cette fameuse zone critique, en quelque sorte habiter le même lieu mais d’une autre façon, à la façon des termites prises comme exemple au début du livre, des insectes qui ont pour particularité de se « confondre » avec leur habitat.
Malheureusement, il semble que l’humanité n’ait pas encore fait ce choix et ait plutôt opté pour la « fuite ». Les 1% les plus riches ont choisi de se réfugier dans des bunkers dorés, conscients « qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde », tandis que les laissés-pour-compte élisent de prétendus sauveurs, espérant ainsi être protégés de « l’invasion » des exilés eux-mêmes en fuite et venus des pays en crise. Immédiatement on pense à Trump, qui symbolise l’apparition d’un quatrième pôle, le « hors-sol », associé à une politique sans objet, « puisqu’elle rejette le monde qu’elle prétend habiter ».

Il ne s’agit ici que des grandes lignes de Zone critique. Dans sa réflexion philosophique de haut vol, cet ouvrage de vulgarisation fournit une analyse objective du contexte actuel tout en préconisant des pistes rationnelles pour tenter de sortir du bourbier où nous sommes collectivement englués ; des pistes pour « atterrir » en dessinant un nouveau territoire, non pas géographique mais en « mesurant la liste des interactions avec ceux dont on dépend », une réflexion née à la faveur du confinement. A l’évidence, nous avons changé d’ère, et il n’y aura pas de retour en arrière, n’en déplaise à ceux qui pensent que la construction de murs les protégera des bouleversements en cours. En effet, ceux-ci sont davantage liés aux questions climatiques, qui se moquent bien des frontières et ne sont qu’une des causes de cette immigration qui fait peur. Le constat est sans appel : comment faire confiance à un système « matérialiste » qui se prétend « réaliste », « objectif », « efficace » et « rationaliste » — incapable de produire une définition matérielle, terrestre, de la matière —, et qui n’a pas su anticiper la raréfaction des ressources et le changement climatique, empêchant les parents « de léguer un monde habité à leurs enfants » ?
Zone critique nourrit de façon extrêmement pertinente notre réflexion dans un contexte où l’humanité n’a jamais été aussi proche de son extinction — qui a commencé depuis plusieurs années par celle du règne animal —, à l’heure où le discours politico-médiatique est traversé par maintes contradictions, générées par ceux-là même qui ont choisi la « fuite » et pensent sans doute : « après nous, le déluge ! ». En cela, l’ouvrage de Bruno Latour dans cette version synthétique plus « sexy », dans la mesure où elle permettra de populariser la pensée un brin complexe du philosophe, est important voire essentiel pour nourrir la réflexion des citoyens conscients du délitement de nos sociétés — du moins ceux qui n’ont pas encore baissé les bras ! —, et leur suggérer des portes de sortie… ou des « pistes d’atterrissage ». Suggérer seulement, car Latour reste lucide et honnête, il ne promet pas de solution miracle. Vers la fin du livre, il prévient : « Le but de cet essai n’est pas de décevoir, mais on ne peut pas lui demander non plus d’aller plus vite que l’Histoire en cours. »
Zone critique
Scénario : Philippe Squarzoni, d’après l’oeuvre de Bruno Latour
Dessin : Philippe Squarzoni
Editeur : Delcourt
Collection La Découverte-Delcourt
192 pages – 27,95 €
Parution : 9 octobre 2024
Extrait p.12-17 :
« Depuis peu elle s’est mise à regarder la lune. Comme si c’était la seule chose qu’elle puisse encore contempler sans ressentir un malaise.
Le soleil ? Impossible de se réjouir de sa chaleur sans aussitôt penser au réchauffement climatique.
Les arbres que les vents agitent ? Elle est taraudée par la peur de les voir se dessécher. Ou périr sous la scie.
Même l’eau qui tombe des nuages. Elle a l’impression déplaisante de se croire responsable de sa venue. Sachant très bien qu’elle va manquer partout.
Se réjouir de la contemplation d’un paysage ? Comment s’émerveiller encore des blés dorés quand les coquelicots ont disparu ? Comment songer encore aux impressionnistes qui peignaient le pullulement de beauté, sachant que les politiques agricoles ont transformé les campagnes en déserts… ?
Non, décidément. Il ne reste que la lune. Sa ronde et ses phases. Au moins, elle n’en est pas responsable. De ce mouvement au moins, elle se sait innocente. Comme avant lorsqu’elle contemplait les lacs, les fleuves, les montagnes. Avant. »


