Le fort et la conque, une histoire vieille comme le monde

Sa Majesté des mouches © 2024 Aimée de Jongh (Dargaud)

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Le roman culte de William Golding, qui raconte comment des enfants vont tenter d’échafauder une micro-société sans adultes, marque le lecteur de façon indélébile. Aimée de Jongh a décidé d’en faire une adaptation en BD, tâche ô combien ambitieuse, et s’en sort de façon très honorable.

Suite au crash de leur avion sur une île déserte, un groupe de jeunes garçons a survécu alors que tous les adultes ont trouvé la mort, y compris le pilote. Livrés à eux-mêmes, ils vont devoir s’organiser à proximité d’une jungle inhospitalière. Mais très vite, les tensions vont apparaître, et deux clans antagonistes vont alors se former. Les uns tentent de préserver le monde familier qu’ils ont connu, tandis que les autres profitent de cette liberté qui leur offerte pour donner libre cours à leurs pulsions… naturelles. Jusqu’au drame redouté, cruel et impensable…

Cela faisait un moment que ce projet d’adaptation titillait Aimée de Jongh. Onze ans très exactement, mais à l’époque, l’éditeur originel lui avait opposé une fin de non-recevoir « pour des raisons de droits ». Puis, en 2021, c’est le même éditeur qui l’a sollicitée en lui donnant le feu vert. La même année, l’autrice néerlandaise pouvait se targuer d’un joli succès éditorial (Jours de sable). Alors forte d’une plus grande maturité stylistique, avec sept albums à son actif, les planètes semblaient cette fois alignées pour démarrer l’aventure. Il en résulte aujourd’hui un impressionnant pavé de plus de 300 pages, lequel nous fait littéralement entrer en immersion dans cette île paradisiaque transformée en enfer par une tribu de gosses « innocents » …

Incontestablement, Aimée de Jongh a su parfaitement s’approprier ce récit très sombre de Golding. Ici, la partie narrative s’accorde parfaitement avec la partie graphique, toutes deux totalement maîtrisées, et on y retrouve la tension inhérente au récit d’origine, faisant que ces 300 pages se dévorent d’une seule traite. L’autrice est restée très fidèle au déroulé du livre ainsi qu’à la personnalité des protagonistes, tout en élaguant les dialogues les plus denses et en privilégiant l’aspect visuel.

A ce titre, certains passages sont tout à fait saisissants (notamment la séquence où le jeune Simon tombe sur la tête de sanglier sanguinolente en pleine forêt), et apportent la valeur ajoutée que se devrait de charrier toute adaptation digne de ce nom en matière de bande dessinée. Le rendu est très fort et assez terrifiant par sa vision suggérant la mort ricanante, totalement dénuée d’empathie.

Et si les premières pages aux couleurs avenantes peuvent évoquer une naïve aventure à la Robinson Crusoë, il ne faut pas s’y fier. Progressivement, celles-ci vont prendre des tonalités plus sombres, plus rouges pour retranscrire le cauchemar résultant de la scission en deux clans du petit peuple de gamins. D’un côté, ceux qui tentent de maintenir les valeurs du monde civilisé, de l’autre, ceux qui jubilent à l’idée de laisser libre cours à leurs pulsions primales. Jusqu’à la tragédie prévisible et pourtant impensable, glaçante, débouchant sur ce constat assez sombre : l’innocence est amorale.

Sa Majesté des mouches © 2024 Aimée de Jongh (Dargaud)

Avec Sa Majesté des mouches, Aimée de Jongh prouve avec brio qu’elle fait désormais partie des autrices qui compte dans le neuvième art contemporain. Totalement en phase avec le propos très pessimiste de ce roman, elle y a trouvé de nombreux points communs avec notre monde actuel. « L’humanisme, l’empathie et la civilisation ne sont pas dans notre nature profonde », dit-elle. Et on ne peut malheureusement guère lui donner tort si l’on se base sur l’actualité internationale…

Sa Majesté des mouches
D’après le roman de William Golding
Scénario & dessin : Aimée de Jongh
Editeur : Dargaud
352 pages – 35 €
Parution : 13 septembre 2024

Extrait p.246-249 – Simon se réveille en pleine jungle, le cadavre du sanglier à proximité, avec sa tête plantée sur un bâton en guise de trophée, « Sa Majesté » :

« Une nappe d’air chaud s’échappait constamment de la montagne, propulsée jusqu’à trois mille mètres d’altitude. Des masses de gaz tournoyantes se mêlaient à l’air, qui semblait prêt à exploser. Le soleil avait disparu tôt dans la soirée et un halo cuivré avait remplacé la lumière du jour. Même l’air du large était chaud et n’apportait aucune fraîcheur.

La mer, les arbres et les roches rouges perdirent leurs couleurs, et les nuages blancs sale s’assombrirent. Seules les mouches s’affairaient, noircissant Sa Majesté, ses entrailles semblables à un tas de charbon scintillant.

Même lorsqu’un vaisseau éclata dans le nez de Simon et que le sang gicla, elles le laissèrent tranquille, préférant la saveur du cochon. Il s’éveilla enfin et distingua la terre sombre sous sa joue.

Puis il se retourna, replia ses jambes sous lui et agrippa les lianes pour se relever. Lorsque les lianes remuèrent, les mouches jaillirent des entrailles dans un vrombissement féroce, puis s’accrochèrent à nouveau. La lumière était surnaturelle. Sa Majesté des mouches plantée sur son piquet… comme un ballon noir.

Simon, pris d’une colère soudaine : « Qu’est-ce qu’on fait, alors ?! »

Rien ne répondit. »

Sa Majesté des mouches © 2024 Aimée de Jongh (Dargaud)

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